Par Alberto M. Fernandez *
Ecrire sur l’Arabie saoudite prête à la controverse. Ce pays a été à la fois un incubateur et une victime du terrorisme depuis des années. Il a été un allié solide des Etats-Unis sur plusieurs questions régionales et internationales. Le soutien du royaume saoudien au salafisme international depuis des décennies – qui s’est atténué ces dernières années – a également renforcé une forme extrêmement intolérante de l’islam, souvent aux dépens de formes locales, parfois plus tolérantes, de cette religion en Afrique et en Asie. Un pays qui a engendré 15 des 19 terroristes du 11 septembre, et dont les textes ont souvent été utilisés par l’Etat islamique à Raqqa, sans presque aucune révision, a beaucoup de réponses à donner.
Aujourd’hui, les Saoudiens sont devenus encore plus controversés. Les Etats-Unis apportent un soutien matériel à la mésaventure saoudienne au Yémen. Et le président Obama a opposé son veto à la Loi sur la justice contre les sponsors du terrorisme [Justice Against Sponsors of Terrorism Act (Jasta)], qui avait été adoptée à l’unanimité par le Congrès et qui aurait permis aux victimes des attentats du 11 septembre de poursuivre l’Arabie saoudite en justice. Tant le Yémen que le veto contre le JASTA peuvent être considérés comme des efforts de l’administration américaine actuelle pour gagner les faveurs de l’Arabie saoudite, qui est profondément perturbée par la politique extérieure américaine en Syrie, et notamment par la réponse apparemment très modérée des Américains à l’aventurisme iranien au Moyen-Orient. Les musulmans arabes sunnites sont évidemment très préoccupés, au-delà même des frontières du Royaume et aussi en Occident.
Mais la réalité saoudienne a toujours été plus compliquée que la ligne politique de la famille Saoud ou la politique étrangère saoudienne, ou même que la présence du salafisme. Il est évident qu’il existe aujourd’hui des efforts sincères pour introduire une sorte de réforme en Arabie saoudite, en particulier dans le domaine économique – réforme nécessaire autant que difficile.[1]
Mais bien avant les efforts de réforme actuels, et même dans les actions réussies des extrémistes, on peut distinguer un combat crépusculaire. Je me souviens avoir effectué une recherche sur le prêcheur extrémiste saoudien Awad Al-Qarni et avoir visionné une vidéo en 2012, dans laquelle il fulminait contre le Club littéraire Al-Qasim pour avoir eu la témérité de vouloir organiser une session concernant Al-Qasimi et Abdul Rahman Al-Munif.[2]
Al-Qasimi était l’athée le plus fameux de l’Arabie saoudite, tandis que le romancier Al-Munfi était un homme de gauche. Tous deux ont été privés de leur citoyenneté, calomniés, et ont péri en exil. Le fait qu’Al-Qarni (ainsi que le gouverneur d’Al-Qasim) étaient furieux de la simple possibilité d’un tel événement n’est pas inhabituel. Que certains en Arabie saoudite évoquent une telle chose était par contre assez surprenant.
Si le combat de certains jeunes membres de la classe libérale engagée en Arabie saoudite, comme le bloggeur Rair Badawi, a reçu récemment une attention médiatique considérable, d’autres figures plus anciennes sont parfois moins connues en Occident.[3] Une telle figure héroïque est l’analyste, romancier et professeur d’université Turki Al-Hamad. Certains connaissent Al-Hamad grâce à la couverture intensive des réformateurs et libres penseurs de langue arabe par MEMRI.[4] De manière ironique, une des figures religieuses les plus influentes d’Arabie saoudite (il y en a plusieurs) l’a également qualifié de « libre penseur hypocrite ».[5] Les expressions utilisées en arabe, munafiq et zindiq, sont beaucoup plus virulentes et dangereuses que ce que leur traduction en anglais peut laisser penser.
En sus de MEMRI, si Al-Hamad est aujourd’hui connu en Occident, c’est peut-être avant tout grâce à son œuvre littéraire.[6] Il a aussi bénéficié d’une couverture médiatique importante il y a environ une décennie, y compris par la BBC et d’autres médias.[7]
Turki Al-Hamad est né en Jordanie en 1953 de parents saoudiens venant de Buraydah. De manière intéressante, cette ville a été un foyer d’activisme salafiste extrémiste et de critiques éloquents comme Al-Qasimi et Al-Hamad.[8] Adolescent à Al-Dammam, dans la province saoudienne orientale, Al-Hamad était pro-baassiste. Il a été emprisonné pendant plus d’un an à l’âge de 18 ans, en raison de son activisme politique, avant de partir étudier aux Etats-Unis. Al-Hamad a décrit le « romantisme révolutionnaire » de la gauche qui attirait les jeunes Arabes de l’époque, le comparant à l’attirance exercée par l’islamisme sur les jeunes d’aujourd’hui.[9]
Al-Hamad a observé qu’il était demeuré de gauche à sa sortie de prison, mais qu’il était devenu plus ouvert à la critique des idéologies de gauche, ajoutant que « le Turki Al-Hamad qui est parti en Amérique n’est pas le même que celui qui en est revenu ».[10] Il a d’abord étudié au Colorado, puis a fini par obtenir son doctorat de l’université de Californie du Sud en 1985, avec une thèse portant sur « L’ordre politique dans des sociétés changeantes : la modernisation de l’Arabie saoudite dans un contexte traditionnel ». Al-Hamad s’est décrit comme un « marxiste engagé » lorsqu’il est parti aux Etats-Unis, mais lorsqu’il en est reparti, il rejetait le marxisme comme idéologie.[11] Il a pris sa retraite assez tôt, en 1995, après avoir enseigné à l’université King Saud pendant une décennie seulement, pour se consacrer à l’écriture.
Si Al-Hamad a attiré l’attention des religieux conservateurs et de la police religieuse très tôt, il n’a jamais dissimulé ses opinions. Il a entamé sa carrière comme éditorialiste dans le journal saoudien Al-Riyadh, puis est passé en 1990 au quotidien panarabe Al-Sharq Al-Awsat. Son premier roman est paru en arabe en 1995, premier volet d’une trilogie semi-autobiographique achevée en 1999. Même si cette trilogie trait de sujets controversés comme la politique, le sexe et la religion, elle est extrêmement fade selon les normes occidentales, mais reste suffisamment sauvage pour avoir été interdite en Arabie saoudite, même si elle demeure relativement facile à trouver pour un public de lecteurs dévoué mais restreint. Aussi récemment qu’en 2010, le ministre saoudien de la Culture s’est demandé comment ces livres interdits de manière ostensible, imprimés par l’éditeur Dar Al-Saqi à Beyrouth, peuvent encore figurer au Salon international du livre de Riyad.[12]
C’est le dernier roman de sa trilogie, Al-Karadib, qui a suscité la colère des islamistes. Dans ce livre, le personnage principal affirme en plaisantant que Dieu et le diable sont peut-être les deux faces de la même pièce.[13] En conséquence, plusieurs fatwas ont été prononcées par des religieux contre Al-Hamad, qui vit toujours à Riyad, l’accusant d’apostasie et appelant à le tuer. Selon certaines informations, le prince héritier de la couronne Abdullah a alors proposé la protection de gardes du corps à Al-Hamad. [14] Al-Hamad a décrit les fatwas comme étant plus une nuisance qu’autre chose, tout en prenant au sérieux les menaces de mort qu’elles renferment.[15]
Al-Hamad sur Al-Arabiya TV, MEMRI TV Clip # 235, 25 août 2004.
Souvent qualifié de laïc et de libéral saoudien, Al-Hamad se méfie en général des étiquettes. Il s’est jadis décrit comme « un être humain et un citoyen qui souhaite le meilleur pour son pays et pour son peuple ». Aux yeux d’Al-Hamad, patriote saoudien, les éléments constitutifs essentiels d’une société saine sont le respect de la dignité humaine, de la liberté, de la justice pour tous et de l’égalité. Il ne rejette pas l’islam mais le considère comme opposé à la vision du monde totalitaire du salafisme, en particulier celle qui apparaît dans le discours du mouvement Sahwa (Réveil islamique) saoudien, qui a nourri directement l’idéologie d’Al-Qaïda et de l’Etat islamique. Il a remarqué que tant les Etats-Unis que l’Arabie saoudite avaient autrefois utilisé l’idéologie religieuse comme outil politique dans la région, tout en ajoutant que c’est « une arme à double-tranchant, qui peut être utilisée par vous mais aussi contre vous ».
Le dernier accrochage d’Al-Hamad avec les autorités s’est produit en décembre 2012, lorsqu’il a été arrêté pour des tweets controversés (Raif Badawi a été arrêté plus tôt en 2012 et reste en prison). Les tweets incluaient : « Le néonazisme est en progression dans le monde arabe sous couvert d’islamisme » et « notre Prophète est venu rectifier la foi d’Abraham et il est temps à présent de rectifier la foi de Mohamed ». Plusieurs centaines de partisans saoudiens et de groupes internationaux comme le PEN Club ont exercé des pressions pour sa libération, tandis que les islamistes ont célébré et défendu son arrestation sous le hashtag #الزنديق_تركي_الحمد (Turki al-Hamad l’hérétique).[16] Il a été libéré quelques mois plus tard et tous les chefs d’accusation ont été retirés.
Al-Hamad a décrit le défi de l’idéologie extrémiste dans la région de la manière suivante : « La question est de savoir comment stopper l’Etat islamique. Nous ne pouvons pas le faire en le combattant, mais en asséchant la source dont il se nourrit. Je ne parle pas des sources financières ni des sources étrangères – ce n’est pas que nous devions trouver qui se tient derrière l’EI afin de le combattre. Je ne parle pas de chercher les sources financières de l’EI. Toutes ces choses sont certes importantes, mais les plus importantes sont les sources idéologiques. Les jeunes qui ont rejoint l’EI ont été attirés par la notion de martyre. Ils avaient une motivation religieuse extrémiste. Appelez-les des jeunes ‘fourvoyés’, ‘déviants’ ou comme vous le voulez, mais la vérité est qu’ils ont subi un lavage de cerveau grâce à ce discours et à cette idéologie. Afin de stopper l’EI, vous devez tout d’abord assécher cette idéologie à la source. Sinon vous couperez l’herbe, mais en laissant intactes les racines. Vous devez supprimer les racines. Ces racines sont dans les esprits des gens et nulle part ailleurs. »[17]
Turki Al-Hamad est un homme courageux et qui a des principes, mais il fait aussi partie d’un mouvement plus large d’intellectuels progressistes et d’activistes qui existe dans le monde arabe – et dont beaucoup vivent en Arabie saoudite – qui refusent d’être réduits au silence, de fuir dans le confort douteux de l’exil et qui continuent de se battre pour leurs idées, en dépit de la double menace de l’autoritarisme de l’Etat et de l’islamisme rampant et agressif. Ils sont cruellement surpassés et peu soutenus, mais ils existent et demeurent. Il leur manque en général le système de patronage et la culture subventionnée dont les islamistes ont profité pendant des décennies, mais ils persévèrent, même si les perspectives progressistes dans la région semblent plus éloignées de leur réalisation que jamais depuis le début du prétendu Printemps arabe.
Mais il y a aussi des gens qui écrivent leurs propres épopées et combats – pas ceux façonnés dans les salons et les ONG en Amérique et en Europe – dans un Moyen-Orient qui évolue, parfois apparemment vers le pire.
Nous pouvons et devons critiquer ouvertement et avec virulence de nombreuses choses concernant les Saoudiens, y compris la pléthore de violations grossières et trop fréquentes de la dignité et des droits de l’homme. Mais l’endroit où Turki Al-Hamad et de si nombreux autres habitent et combattent est plus large, sans doute, que nous ne le reconnaissons dans nos dénonciations abusives. Il est plus large et plus nuancé que les fous subventionnés et l’hypocrisie politique, que les nombreux défenseurs du salafisme intolérant et, même si l’heure est tardive, il n’est pas trop tard, et l’espoir demeure.
* Alberto M. Fernandez est le vice-président de MEMRI.
Lien vers l’article en anglais
Notes :
[1] Washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/americas-anxious-allies-trip-report-from-saudi-arabia-turkey-and-israel, 28 septembre 2016.
[2] Youtube.com/watch?v=gplJFf9p7Uc, posté le 2 octobre 2012, dernier accès le 5 octobre 2016.
[3] Nytimes.com/2016/07/29/world/middleeast/raif-badawi-wife-saudi-arabia.html, 28 juillet 2016.
[4] Voir le MEMRI Reform Project.
[5] Al-abbaad.com/articles/127-1435-11-09.
[6] Guardian.com/books/2004/nov/13/featuresreviews.guardianreview19, 12 novembre 2004.
[7] Nysun.com/foreign/challenges-to-bin-laden-round-3/32910/, 17 mai 2006.
[8] Arabnews.com/node/226377, 2002-12-02.
[9] Youtube.com/watch?v=RKa5z8m9etg, 6 juillet 2014.
[10] Youtube.com/watch?v=RKa5z8m9etg, 6 juillet 2014.
[11] Youtube.com/watch?v=RKa5z8m9etg, 6 juillet 2014.
[12] Alarabiya.net/articles/2010/03/14/103008.html.
[13] En.qantara.de/content/the-arrest-of-saudi-intellectual-turki-al-hamad-one-step-forward-and-two-steps-back, 14 janvier 2013.
[14] Nytimes.com/2005/06/09/world/middleeast/saudi-reformers-seeking-rights-paying-a-price.html?_r=0, 9 juin 2005.
[15] Dailystar.com.lb//Culture/Art/2005/Jan-13/94488-turki-al-hamads-not-so-explosive-trilogy.ashx, 13 janvier 2005.
[16] Stream.aljazeera.com/story/201212250316-0022449 , 25 décembre 2012.
[17] MEMRI TV Clip #5013 – Saudi Author Turki Al-Hamad: Our Youth Are Brainwashed; We Must Dry Up ISIS Ideology at the Source,Rotana Khalijiya TV (Arabie saoudite) – 13-14 juillet 2015.