Par Mohamed Sifaoui –
Dans ce onzième chapitre d’une étude sur l’évolution, dans l’histoire, de courants islamiques ayant posé les fondements du « djihadisme », Mohamed Sifaoui évoque l’apparition de l’antisémitisme dans la mouvance islamiste, à partir de la Deuxième guerre mondiale et de la création de l’Etat d’Israël, et l’affirmation de l’identité musulmane CONTRE l’Occident chez les jeunes Européneens.
1998 : Une fatwa pour le « jihad contre les juifs et les croisés »
Deux ans après son retour en Afghanistan, en février 1998, Oussama Ben Laden lance, avec d’autres idéologues de l’islamisme jihadiste, la fameuse fatwa pour le « jihad contre les juifs et les croisés ». Plusieurs actions terroristes sont alors planifiées contre les intérêts américains, notamment en Afrique de l’Est en août 1998 et au Yémen en octobre 2000. Le 11 septembre 2001, l’islamisme montrait sa face la plus hideuse tout en mettant en application certains des objectifs qu’il s’est toujours assignés et notamment le principal : le jihad.
L’action d’Al-Qaïda allait rejoindre, consciemment ou pas, celle des « Frères musulmans » et notamment de leurs différentes branches européennes, puisque l’« action militaire » des premiers est complétée par l’« action idéologique » des seconds. Les uns et les autres, même s’ils utilisent des rhétoriques différentes et s’ils se détestent cordialement en raison de l’existence de certaines divergences dogmatiques et stratégiques historiques, se rejoignent dans l’instrumentalisation du discours victimaire et dans la construction d’une sorte d’identité musulmane révolutionnaire qui, à tout le moins dans le discours, rejette les valeurs universelles, les démocraties et leur système et séduisent ainsi, aussi bien des musulmans déracinés que des Européens en quête d’une idéologie alternative au monde libéral, mondialisé et globalisé qui a tendance à laisser certaines couches sociales sur le bord du chemin. Aussi, l’exclusion comme les attitudes xénophobes ou racistes qui peuvent exister en Occident sont-elles amplifiées, caricaturées et instrumentalisées tant dans le discours des « Frères musulmans » que dans celui d’Al-Qaïda.
Années 2000 : l’islamisme devient une idéologie de contestation
Au début des années 2000 et durant la première décennie du troisième millénaire, l’islamisme devient également une idéologie de contestation et ses promoteurs l’utilisent comme ils l’avaient utilisé jadis contre le colonialisme. Tout ceci, agrémenté d’un autre discours qui magnifie le « martyr » et qui mythifie son devenir, allant jusqu’à instrumentaliser les textes coraniques et lui promettre « soixante-douze vierges au Paradis ». La martyrologie prend ainsi une place centrale dans les textes des islamistes, y compris dans ceux que certaines chapelles décrivent parfois complaisamment comme des « modérés », tout comme prendra une place centrale la légitimation des attentats commis contre les civils. Oussama Ben Laden et d’autres idéologues salafistes instrumentalisent, là aussi, d’autres textes pour justifier leur action par le fait que les populations civiles payent l’impôt à leur gouvernement et par conséquent, selon lui, participent à l’« effort de guerre contre l’islam ». En ce qui concerne les attentats commis contre des civils israéliens, les jihadistes estiment qu’étant donné la participation de chaque citoyen en Israël à la conscription, il faut considérer tout « Israélien comme un combattant ».
Depuis la Seconde Guerre mondiale et la création de l’État d’Israël : introduction de l’antisémitisme dans l’idéologie islamiste
Dans cet ordre d’idées, le conflit israélo-palestinien est donc davantage utilisé comme un abcès de fixation par les intégristes car il revêt une importance idéologique résidant dans le fait que les islamistes estiment que « les Juifs ne doivent pas gouverner » sur une terre supposée musulmane. Une telle pensée découle d’une interprétation extrémiste et orientée du corpus théologique qui récupère des conflits ayant opposé Mahomet à certaines tribus juives de Médine pour valider un raisonnement antisémite. C’est le cas d’Al-Qaïda, mais c’est aussi le cas du Hamas palestinien qui précise clairement cette question dans sa charte[1] et qui n’a de cesse de rappeler, à l’instar de tous les autres courants islamistes, qu’Israël « ne doit pas exister ». Il est évident que, depuis la Seconde Guerre mondiale et surtout, depuis la création de l’État d’Israël, un comportement antisémite, semblable à celui des mouvements fascistes, a été introduit dans l’idéologie islamiste.
Cela étant, malgré l’existence, dans l’histoire musulmane, de quelques conflits entre juifs et musulmans, l’antisémitisme reste, quoi qu’on puisse en penser, une notion totalement inconnue en islam, et ce, même si certaines approches littéralistes du texte peuvent laisser penser le contraire. Rien n’indique, d’un point de vue théologique, que l’islam appelle à la haine des juifs et des chrétiens. Les versets coraniques les plus violents à leur égard doivent être, là aussi, lus d’une manière rationnelle et contextualisée : ils ont été révélés dans une période de conflits et visaient certaines tribus juives de Médine.
L’antisémitisme est une idéologie occidentale. Évoquer l’antisémitisme islamiste est, de notre point de vue, une sorte d’abus de langage sur le plan sémantique, mais aussi une réalité politique. Il serait plus juste de parler d’antijudaïsme pour le différencier de l’antisémitisme d’inspiration catholique et de conception européenne. Si nous affirmons une telle chose, c’est tout simplement parce qu’un antisémitisme consubstantielle à l’islam n’aurait permis, à travers l’histoire, aucune cohabitation pacifique entre musulmans et juifs.
Antisémitisme et antisionisme : instrumentalisation des mots, des textes et des idéologies
L’antisémitisme observé depuis quelques années est incontestablement alimenté par une idéologie islamiste qui utilise, là aussi, les interprétations littérales ou ce qui est appelé abusivement l’« antisionisme »[2]. Devant cette instrumentalisation des mots, des textes et des idéologies, il serait d’ailleurs plus opportun d’utiliser le barbarisme « antisémitionisme » pour qualifier l’approche des islamistes et aussi celle de certaines chapelles politiques non musulmanes. Et si les islamistes surfent sur cette notion d’« antisionisme », c’est parce qu’ils n’ignorent pas que l’antisémitisme est réprouvé par les textes. Pour étayer ce propos, donnons pour preuve le pacte signé à Médine entre Mahomet et les tribus juives.
L’article 25 de ce traité précise : « Les juifs des Banou Awf formeront une communauté avec les croyants. Aux juifs leur religion, et aux musulmans leur religion ! » L’article 37, lui, stipule : « Aux juifs leurs dépenses et aux musulmans leurs dépenses. Qu’il y ait entre eux entraide contre quiconque combattra ceux que vise cet écrit ; qu’il y ait entre eux bienveillance et bonnes dispositions. Observance et non violation ! » Enfin, l’article 44 précisait pour sa part : « Entre eux [juifs et musulmans], il y aura entraide contre quiconque attaquera Yathrib.[3] » Dans cet ordre d’idées, la jurisprudence islamique stipule qu’il est « illicite pour les musulmans de nuire aux intérêts et aux biens des gens du Livre[4] ». C’est dire que l’attitude des islamistes, notamment à l’égard des juifs, est totalement éloignée de la philosophie contenue dans la religion musulmane. Dès son avènement, celle-ci permettait aux autres communautés monothéistes de conserver leur culte, à une période où, pourtant, toute domination était accompagnée de mesures visant à contraindre les minorités à renoncer à leur religion.
Seuls les extrémistes utilisent aujourd’hui de vieux et sporadiques conflits datant de l’époque de Mahomet pour justifier la posture antijuive contenue dans leur idéologie.
Stratégiquement, il va sans dire que les « recruteurs » islamistes, les idéologues et autres terroristes sont très efficaces. Ils n’ont aucun mal à séduire des aspirants kamikazes, des femmes et des hommes en quête d’identité, des personnes en quête d’une idéologie « révolutionnaire », en leur expliquant que « le monde musulman est attaqué par les Juifs et les croisés » ou que « l’hégémonie américaine est souvent injuste et inhumaine » ou que « le monde de l’argent et de la finance se soucie très peu des classes défavorisées ». Brandissant tous ces arguments, ils ont su manipuler une actualité compliquée qui, chaque jour, livre des séquences déplorables et des images insoutenables. Civils tués par des armées de pays démocratiques (États-Unis et Israël) qui répondent, très souvent, de manière inefficace, inintelligente et disproportionnée aux agressions terroristes. Accentuation du fossé entre pays riches et pays pauvres. Montée de mouvements extrémistes de droite qui se matérialise par la multiplication des discriminations et des discours xénophobes ou racistes.
L’affirmation de l’« identité musulmane » par de jeunes européens prend une forme de « résistance » devant un Occident jugé « arrogant et oppresseur »
Pour nombre de jeunes musulmans happés par l’idéologie islamiste, la situation mondiale, notamment depuis l’année 2003, le début de la guerre en Irak et les révélations sur des cas de torture et d’humiliation justifie, à leurs yeux, la « légitime défense ». Celle-ci peut prendre des allures d’actions terroristes ou alors une radicalisation dans le discours.
L’affirmation de l’« identité musulmane » par de jeunes européens, à travers un accoutrement ou un propos, prend, aux yeux de beaucoup, une forme de « résistance » devant cet Occident jugé « arrogant et oppresseur ». Laissés pour compte dans les pays musulmans, mal intégrés ou non intégrés dans les sociétés européennes, beaucoup ne trouvent souvent une écoute qu’auprès des idéologues de l’islamisme. Cette idéologie sait aussi faire ce que les sociétés modernes ne peuvent plus accomplir : accorder de l’attention aux plus démunis. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si toutes les organisations islamistes, du Hezbollah à l’UOIF en passant par les « Frères musulmans » égyptiens ou le Hamas palestinien, et même Al-Qaïda ou Daech, l’ensemble de la mouvance islamiste, investit énormément dans l’action sociale.
Beaucoup se retrouvent ainsi dans une sorte de « mobilisation générale » qui répond aux appels incessants de l’islamisme international. Cette « mobilisation » donne un sens à la vie de beaucoup de personnes, une occupation, un idéal, de l’espoir et une espérance. Pour beaucoup, « le terrorisme islamiste est une aventure qui se termine au Paradis ». L’un d’eux nous dira : « Nous voulons aller [au Paradis] puisqu’ici c’est l’enfer. » Un autre islamiste, âgé de dix-huit ans, nous déclarait en octobre 2002, dans une mosquée à Belleville : « Ici-bas c’est le Paradis des mécréants et un Enfer pour les croyants, je ne veux pas de ce Paradis-là, je veux celui de l’Au-delà. »[5]
C’est là, le résultat d’un travail de fond accompli par des imams islamistes auprès des jeunes, depuis plusieurs années, d’abord, dans les mosquées, à travers des livres et des cassettes de propagande, ensuite sur des sites Internet et des réseaux sociaux. Des idéologues utilisent aujourd’hui tous les arguments, toutes les failles qui existent dans les sociétés démocratiques pour faire adhérer à l’islamisme un maximum de personnes. Transformer des conflits politiques en « guerres de religion », présenter des questions historiques comme la preuve de l’existence d’un « conflit entre les civilisations » : tels sont les objectifs de plusieurs prédicateurs qui se reconnaissent tantôt dans les discours de Ben Laden tantôt dans la pensée de Hassan Al-Banna et par conséquent, dans les envolées d’Al-Baghdadi ou dans la mesquinerie de l’UOIF.
L’islamisme a une longue histoire ; il est nécessaire de la comprendre et de la décortiquer pour mieux appréhender le présent et les défis que lance cette idéologie aux sociétés modernes. Mais il convient aussi de connaître les ressorts utilisés par les islamistes pour séduire autant de personnes à travers le monde. L’islamisme est un totalitarisme qui sait utiliser certaines lâchetés, des calculs politiques, les compromissions, l’ignorance ou la naïveté pour se nicher dans les sociétés afin de mieux les pervertir.
Lire les précédents chapitres de l’étude :
Le « djihadisme » en quelques repères – 1ère partie
Le « djihadisme » en quelques repères – 2ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 3ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 4ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 5ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 6ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 7ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 8ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 9ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 10ème partie
NOTES
[1] Il est précisé dans l’article 11 de la Charte : « Le Mouvement de la Résistance Islamique considère que la terre de Palestine [Israël compris] est une terre islamique waqf [de main-morte] pour toutes les générations de musulmans jusqu’au jour de la résurrection. Il est illicite d’y renoncer en tout ou en partie, de s’en séparer en tout ou en partie : aucun État arabe n’en a le droit, ni même tous les États arabes réunis; aucun roi ni président n’en a le droit, ni même tous les rois et présidents réunis; aucune organisation n’en a le droit, ni même toutes les organisations réunies, qu’elles soient palestiniennes ou arabes. »
[2] Nous considérons l’antisionisme comme une forme déguisée d’antisémitisme puisque c’est une idéologie qui dénie le droit aux Juifs de disposer d’un État dans lequel ils seraient majoritaires. L’« antisionisme » est, en réalité, la face cachée de l’« antisémitisme » islamiste.
[3] Yathrib est le nom que portait Médine avant l’avènement de l’islam.
[4] En Islam, Chrétiens et Juifs sont appelés les « gens du Livre ».
[5] Entretien réalisé par l’auteur en octobre 2002 au cours d’un reportage télévisé. Voir : « J’ai infiltré une cellule islamiste », diffusé en mars 2003 sur M6.