Par Mohamed Sifaoui –
Dans ce neuvième chapitre d’une étude sur l’évolution, dans l’histoire, de courants islamiques ayant posé les fondements du “djihadisme”, Mohamed Sifaoui s’intéresse à l’utilisation des moudjahidines par les Etats-Unis dans leur combat contre les Soviétiques, le soutien de l’Arabie saoudite qui voulait repousser l’influence du régime chiite iranien, puis la montée en puissance d’Abdallah Azzem et d’Oussama Ben Laden. Consulter les précédents chapitres de l’étude :
Le « djihadisme » en quelques repères – 1ère partie
Le « djihadisme » en quelques repères – 2ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 3ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 4ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 5ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 6ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 7ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 8ème partie
Pour la monarchie saoudienne, face à l’Iran, il fallait créer en Afghanistan un État islamiste sunnite
Un mois après l’épisode de la prise d’otages de La Mecque, l’armée soviétique envahit l’Afghanistan pour y imposer un régime communiste. L’administration américaine, qui cherche sa revanche contre l’ennemi de l’Est, notamment depuis la guerre du Vietnam, saisit l’aubaine. Nous sommes alors en pleine guerre froide ; Américains et Soviétiques n’hésitent pas à se livrer des batailles par procuration.
Deux autres pays ont alors intérêt à prendre part indirectement au conflit qui aurait pour théâtre les vallées afghanes : l’Arabie Saoudite et le Pakistan.
Aux yeux de la monarchie saoudienne, l’instauration d’une République islamique en Iran représentait une menace pour l’ensemble de la région du Golfe où prédomine l’islam sunnite. Il fallait donc impérativement installer en Afghanistan un État islamiste sunnite qui ferait barrage aux velléités du voisin iranien, et ce d’autant plus que certaines régions de l’Afghanistan étaient peuplées par des chiites. Par ailleurs, la doctrine wahhabite, qui régit la monarchie saoudienne, est résolument anticommuniste. Il y avait donc dans l’engagement de cet État théocratique une considération géopolitique doublée d’une dimension idéologique. Ce sont les Saoudiens, à travers leur manne pétrolière notamment, qui se chargeront de financer une partie du conflit.
Le Pakistan avait, pour sa part, d’autres intérêts. Ennemi traditionnel de l’Inde, le régime d’Islamabad, lui-même d’inspiration islamiste, avait besoin d’un prolongement territorial que pouvait lui assurer un régime afghan allié, voire sous sa botte. De plus, les fortes relations tribales entre certaines régions pakistanaises et afghanes allaient faciliter l’étroite coopération prévue. En effet, la frontière pakistano-afghane est, de part et d’autre, peuplée par les pachtous, ethnie guerrière présente dans les deux pays, connue pour son caractère ultra-conservateur et sa perméabilité à l’islam intégriste, ses superstitions et son obscurantisme.
Rappelons enfin, et c’est un élément dont l’impact n’est pas négligeable dans l’expansion du phénomène islamiste, que les États-Unis ne voulaient pas d’une guerre de libération classique, mais d’une guerre idéologique, voire religieuse. L’administration Carter, puis celle de Reagan, favoriseront toutes deux cette option et encourageront le financement d’écoles coraniques qui continuent d’exister, enseignant les principes du jihad.
Le soutien américain aux combattants afghans, appelés moudjahiddines
En mars 1985, le président Ronald Reagan signe la directive de sécurité nationale n° 166, qui autorisa une aide militaire secrète aux combattants afghans : la guerre secrète menée en Afghanistan a bien pour objectif de combattre les troupes soviétiques. Cette nouvelle aide de l’administration Reagan fut marquée par une augmentation assez importante de la quantité d’armes fournies en comparaison avec celle enclenchée, dès 1979, par l’administration Carter. Ce soutien américain à des combattants afghans, appelés moudjahiddines[1], même par les puissances occidentales[2], sera d’ailleurs plus important que ceux apportés aux ennemis de l’URSS lors des précédents conflits de la guerre froide.
Néanmoins, échaudées par les guerres secrètes menées par la CIA contre Cuba et le Laos, les autorités américaines décident de ne pas engager sur le terrain afghan des agents de la centrale de renseignement. L’aspect opérationnel sera assuré par des agents de l’Inter-Service Intelligence (ISI), les services secrets pakistanais, qui apportent tout leur savoir-faire en matière de guérilla aux chefs de guerre. La CIA, utilisant les services de renseignement pakistanais, joue cependant un rôle-clé dans l’entraînement des moudjahiddines. La connotation religieuse du terme, l’introduction de la notion du jihad dans un conflit politique et ses conséquences probables ne gênent alors personne. D’ailleurs, les combattants entraînés et soutenus par la CIA ont intégré dans leur préparation militaire un enseignement religieux strict. Les spécialistes du Pentagone et de l’agence américaine de renseignement répètent aux Afghans que « les troupes soviétiques athées » ont violé une terre d’islam, que le peuple musulman d’Afghanistan et tous les membres de la nation musulmane doivent décréter le jihad contre l’Union soviétique et ses alliés.
Et les États-Unis ont ainsi fini par convaincre les Afghans que cette guerre devait être une « guerre de religions », celle des « croyants contre les mécréants ». Une idée qui n’a cessé d’être diffusée depuis, par les mouvements islamistes : l’introduction par les Américains de la donne idéologico-religieuse dans ce conflit a, quelques années plus tard, changé la face du monde. Après la victoire des islamistes chiites, les puissances démocratiques préparaient une autre victoire : celle des islamistes sunnites.
Années 1980 : Abdallah Azzem appelle à l’engagement dans le conflit afghan et est entendu par la jeunesse saoudienne, mais aussi dans l’ensemble du monde musulman
En 1982, deux ans après le début de la guerre d’Afghanistan, un certain Abdallah Azzem[3], un islamiste jordanien d’origine palestinienne, encouragé par les autorités saoudiennes, décide de s’engager dans le conflit. Professeur de théologie à l’université de Médine, en Arabie Saoudite, Abdallah Azzem théorise les principes du jihad en reprenant les travaux des idéologues de l’islamisme. Son appel à l’engagement dans le conflit afghan est entendu par la jeunesse saoudienne, mais aussi dans l’ensemble du monde musulman. Cet islamiste très respecté et écouté jouera un rôle très important, notamment pour la suite des événements. Il redéveloppera le culte du « martyr », en revisitant tous les textes d’Ibn Hanbal, d’Ibn Taymiya et de Mohamed Ibn Abdelwaheb, et fera de ce sujet une question centrale dans son discours. Cette approche lui permettra de valoriser le rôle et le statut de ceux qui adhèrent au jihad, en glorifiant le « combattant » et en sanctifiant le « martyr ». Il dira dans l’un de ses discours : « Vous ne vous battez pour l’Afghanistan ni pour l’argent ni la gloire, mais pour Allah ! »
De telles envolées ne pouvaient que susciter l’adhésion de tous ceux qui n’étaient pas suffisamment armés intellectuellement et théologiquement et dont l’esprit critique n’était pas suffisamment développé.
Abdallah Azzem fonde à Peshawar l’embryon de ce qu’on allait appeler plus tard Al-Qaïda et rencontre Ben Laden
À peine arrivé à Islamabad, il fonde ce qu’on appellera plus tard une légion arabe, constituée de jeunes musulmans venus du monde entier pour participer à la guerre. Il met en place une structure qui permet d’accueillir ces volontaires, de les former, puis de les incorporer dans des unités combattantes. Il érige une autre structure d’accueil à Peshawar, à quelques kilomètres de la frontière afghane. Son organisation, qui a alors pour nom Makteb Al-Khadamat (le bureau des services), poursuit plusieurs objectifs militaires, matérialisés par le soutien aux combattants afghans, mais aussi une action sociale, à travers la prise en charge des réfugiés afghans, éducative, lui permettant de prodiguer un enseignement rigoriste de l’islam, importé d’Arabie Saoudite, et enfin une action logistique grâce à laquelle il réunit des sommes colossales, produit des donations récoltées dans les pays musulmans. Cette infrastructure, on le sait aujourd’hui, est en réalité l’embryon de ce qu’on allait appeler plus tard Al-Qaïda.
Avec Azzem et Ben Laden adoptent des approches différentes : Azzem accorde la priorité à l’ennemi proche et Ben Laden à l’ennemi lointain
En 1982, Azzem fait la connaissance d’un jeune Saoudien, issu d’une riche famille qui a construit sa fortune grâce au secteur du bâtiment. Ce jeune homme de 25 ans s’appelle Oussama Ben Laden. Respecté par la jeunesse saoudienne et introduit dans les plus hautes sphères des monarchies arabes, Ben Laden commence à réunir des fonds et à recruter des combattants pour les envoyer s’entraîner au Pakistan, devenu la base arrière de la résistance afghane. Plus tard, Ben Laden fera acheminer vers la région des moyens logistiques pour ouvrir des routes ou creuser des caches et des tunnels. Le jihad contre les Soviétiques devient un objectif pour tous les islamistes de l’époque qui en font la promotion dans les mosquées sous le regard bienveillant de régimes qui pourtant les combattent. Des Algériens, des Yéménites, des Saoudiens, des Jordaniens ou des Égyptiens viennent par dizaines dans la région. Peu prendront directement part aux combats, mais la plupart s’engageront dans des associations humanitaires ou apporteront une aide logistique. Parmi eux se formera le noyau dur de ce qui deviendra Al-Qaïda : Ayman Al-Zawahiri, entre autres, et bien évidemment Oussama Ben Laden. Très vite, le jeune Saoudien va gagner l’estime des chefs de guerre afghans et des combattants étrangers. Avec Azzem, ils forment jusqu’en 1987 un duo qui galvanise les jeunes et soutient les différentes factions afghanes, y compris en se présentant parfois comme médiateurs pour régler les luttes intestines entre chefs de guerre afghans.
À partir de 1987, des divergences dogmatiques commencent à opposer Ben Laden et Azzem. Les deux hommes sont en fait issus de deux écoles de pensée différentes. Le Saoudien est un pur produit de l’idéologie enseigné par l’école wahhabite, prédominante dans la péninsule Arabique, tandis que son aîné a été influencé, lui, par l’école des Frères musulmans qui accorde une importance non négligeable au calcul politique. Entre eux, l’opposition réside dans le prolongement du jihad afghan. Pour Azzem, il faut d’abord combattre « l’ennemi proche »[4], « libérer la Palestine » et renverser les « régimes musulmans » jugés apostats. Ben Laden cherche déjà à prendre pour cible « l’ennemi lointain », c’est-à-dire l’Occident et notamment les États-Unis[5].Pour Azzem, la libération de la Palestine doit passer par un jihad régional alors que le Saoudien estime que pour atteindre ce but, il faut combattre le principal allié d’Israël.
Ben Laden prend progressivement ses distances par rapport à son mentor et emmène avec lui les membres les plus radicaux de la légion arabe, notamment des Saoudiens et des Égyptiens qui s’étaient considérablement radicalisés dans leur pays au cours des années 1970 en s’éloignant de toute action politique au profit de l’action armée.
Finalement, Abdallah Azzem sera assassiné dans une explosion à Peshawar en 1989. Certains islamistes pensent qu’il a été éliminé par des éléments d’une branche terroriste égyptienne. D’autres estiment que c’est Ben Laden lui-même qui aurait comploté contre lui. D’autres encore pensent que l’islamiste palestinien a été tué dans le cadre d’une opération de la CIA qui craignait l’influence croissante du père spirituel de la légion arabe. Mais ce ne sont là que des spéculations. Son élimination restera certainement à jamais un mystère.
Si les membres opérationnels des services secrets pakistanais conseillaient les chefs afghans dans les opérations de sabotage et les embuscades, et leur enseignaient les opérations de guérilla et les techniques terroristes[6], la supériorité aérienne de l’Armée rouge faisait néanmoins subir aux combattants afghans et aux membres de la légion arabe des pertes considérables. Grâce à l’aide militaire occidentale, les unités afghanes allaient recevoir une arme redoutable : des missiles sol/air.
Retrait soviétique d’Afghanistan puis chute du Mur de Berlin : L’islamisme allait combler le vide laissé par la dislocation du bloc de l’Est.
Les Américains envoyèrent d’abord les fameux missiles sol/air FIM-92A, plus connus sous le nom de Stinger. Cette arme, entrée en service dans l’armée américaine en 1982, allait, dès 1986, démontrer tout son potentiel sur le champ de bataille afghan. Les hommes de la CIA en livrèrent plus de mille unités aux chefs de guerre[7]. Tous les experts militaires s’accordent à dire aujourd’hui que ces missiles furent décisifs dans la défaite de l’armée soviétique. En effet, en l’espace de quelques mois seulement, l’Armée rouge perd sa suprématie aérienne et près de 300 avions de combat ; dès la fin de l’année 1987, l’état-major soviétique décide même de ne plus faire voler ses appareils. De plus, les combattants afghans reçoivent secrètement, la même année, des missiles antichars de fabrication française, les « Milan »[8]. On retrouvera cet armement quelques années plus tard dans les casernes des talibans, ce qui poussera Alain Madelin, alors député de Démocratie libérale (DL), à lancer devant ses collègues de l’Assemblée nationale : « Je m’interroge sur l’origine des missiles français Milan trouvés dans les arsenaux désertés des talibans à Kaboul. »[9]
Il est aujourd’hui admis que l’ensemble des puissances occidentales, ainsi que la plupart des pays arabes, ont participé, d’une manière ou d’une autre, à cette guerre contre l’Union soviétique, infligeant à l’armée de Moscou l’un des plus humiliants revers militaires de son histoire. Des dizaines de milliers de soldats soviétiques furent tués et des centaines de millions de dollars partirent en fumée. Ce « Vietnam » de l’Armée Rouge allait précipiter la fin de l’Union soviétique et celle de la guerre froide. Moins d’un an après le retrait des troupes de l’Armée rouge d’Afghanistan, le monde observait incrédule la « chute du mur de Berlin ». Une page était tournée, une autre époque s’annonçait. Désormais, le communisme n’allait plus être cette alternative politique face à l’idéologie ultralibérale. L’islamisme allait combler ce vide laissé par la dislocation du bloc de l’Est.
NOTES :
[1] Moudjahiddines est le pluriel de Moudjahid, ou celui qui accomplit le jihad, c’est-à-dire combattant de la guerre sainte.
[2] Sur le plan sémantique, il y avait là une légitimation du principe du jihad accordée par tous les pays qui, par anticommunisme, soutinrent les islamistes afghans, eux-mêmes rejoints par des islamistes arabes.
[3] Abdallah Azzem, d’origine palestinienne, né en 1941, est mort assassiné en 1989.
[4] Dans l’idéologie islamiste, le « jihad contre l’ennemi proche » consiste à « lutter contre l’envahisseur » et « combattre le dirigeant apostat ». Le « jihad contre l’ennemi lointain » vise à s’attaquer aux puissances non musulmanes pour propager l’idéologie.
[5] Oussama Ben Laden commence à s’intéresser au conflit israélo-palestinien et à le récupérer dans son discours, à partir de l’Intifada de 2000. Avant cette date, il faisait rarement référence à cette question.
[6] Entretien de l’auteur avec Abdallah Anas, alias Boudjemaa Bounoua, l’un des combattants arabes en Afghanistan, Londres, décembre 2002.
[7] Documents du Congress (archives personnelles).
[8] MILAN est l’acronyme de « Missile d’Infanterie Léger Antichar ».
[9] Alain Madelin à l’Assemblée nationale lors de la déclaration du gouvernement sur la situation en Afghanistan, le 21 novembre 2001.