Moqtada Al-Sadr [1] est né en 1994; il appartient à l’une des familles religieuses chiites les plus illustres d’Irak, la famille Sadeq Al-Sadr. Son père, l’ayatollah Mohammed Sadeq Al-Sadr, a été assassiné, ainsi que deux de ses fils, par le régime de Saddam Hussein en 1999. Après la mort de son père, Moqtada est devenu l’élève de l’ayatollah Kadhem Al-Haairi. Hormis son pays natal, l’Irak, Moqtada connaît bien aussi l’Iran, si bien que ses relations avec l’Establishment religieux iranien permettent de spéculer sur ses choix politiques. Moqtada Al-Sadr a reconnu que la situation actuelle en Irak différait de celle de l’Iran de la Révolution islamique de 1979. Il a déclaré: « La nature sociale et politique de l’Irak ne permettra pas que se répète l’expérience iranienne.» [2]
Moqtada Al-Sadr est un leader charismatique doublé d’un brillant orateur, qui prononce des discours enflammés face à ses jeunes et loyaux disciples. Jeune lui-même, Moqtada n’est pas encore suffisamment immergé dans les études religieuses pour être considéré comme un «Moujtahid», l’équivalent d’un docteur de la Loi apte à émettre des fatwas. Il prononce ses sermons du vendredi à la mosquée Kuffa de la ville de Kuffa où, selon la tradition, Ali Ben Abi-Taleb, 4ème calife après le Prophète Mahomet et beau-fils de ce dernier, ainsi que premier imam de l’islam chiite, avait coutume de s’adresser à ses disciples. A l’instar d’autres oulémas chiites, Moqtada Al-Sadr porte la barbe et le turban. [3] Pour donner ses sermons, lui et ses disciples les plus proches revêtent un linceul blanc pour porter le deuil de son père. Au cours de tous ses sermons vient le moment où les fidèles répètent trois fois après lui: «Non, non, non à Israël, non, non, non à l’Amérique, non, non, non au terrorisme.» [4]
Relations avec l’Establishment religieux chiite
Al-Hawza et Al-Marjaaiyya sont les deux appellations données par les chiites aux sites religieux des deux villes saintes de Nadjaf et Karbala. Al-Hawza est le centre de la gestion, de la finance et de la surveillance des lieux saints, et plus particulièrement des tombeaux de l’imam Ali et de ses deux fils: Hassan et Hussein, que les chiites considèrent comme des martyrs. L’appellation Al-Marjaaiyya est la source de l’autorité spirituelle, des interprétations religieuses, de la loi religieuse et de l’émission de fatwas. Trois ayatollahs se trouvent actuellement au sommet de la pyramide, mais seulementl’un d’entre eux, le Grand ayatollah Ali Al-Sistani, est devenu la voix reconnue des chiites en Irak.
Moqtada Al-Sadr a eu connu quelques problèmes avec Al-Hawza et Al-Marjaaiyya, mais ses critiques ont été de nature temporelle plutôt que religieuse vu qu’il n’a pas la stature religieuse suffisante pour défier Al-Marjaaiyya sur les questions de doctrine. Dans tous les cas, il convient de voir en lui un politicien plutôt qu’un guide religieux.
Pour ce qui est d’Al-Hawza, Al-Sadr distingue entre le Hawza vocal (Al-Hawza Al-Natiqa) et le Hawza silencieux (Al-Hawza Al-Samita). Le premier représente les oulémas tels que lui-même, qui aspirent à jouer un rôle actif dans la politique et sont favorables à l’établissement d’une république islamique en Irak. Le Hawza silencieux représente le siège des grands oulémas chiites tels que l’ayatollah Al-Sistani, lequel refuse l’implication des oulémas chiites dans la vie politique du pays. [5] Toutefois, le fait qu’Al-Sistani insiste pour que des élections générales aient lieu avant le transfert de l’autorité aux Irakiens, le 30 juin, tend à estomper les différences entre le Hawza vocal et le Hawza silencieux. D’autre part, l’activisme politique d’Al-Sistani pourrait être interprété comme la reconnaissance de la montée en puissance d’Al-Sadr, qu’Al-Sistani essaie de neutraliser. Al-Sadr a répété à plusieurs fois reprises qu’Al-Sistani avait refusé de le rencontrer.
Le conflit qui oppose Al-Sadr et Al-Sistani se base sur des faits concrets. Al-Hawza, qui regroupe un certain nombre de séminaires religieux et de tombeaux de figures marquantes chiites, recueille des fonds importants de pèlerins et de riches donateurs chiites. Actuellement, Al-Sistani détient le contrôle de ces dons. Moqtada Al-Sadr voudrait vraisemblablement en bénéficier aussi. Le litige est devenu conflit armé entre les deux côtés quand les disciples d’Al-Sadr ont essayé de s’emparer des lieux saints de Karbala, incident au cours duquel des dizaines de personnes ont été tuées et beaucoup d’autres blessées. [6] Al-Sadr a également essayé de s’emparer du tombeau d’Ali Ben Ali Taleb, quatrième calife, ce qui a donné lieux à de sanglants affrontements entre les partisans d’Al-Sadr et l’armée de Badr, les milices du Conseil supérieur de la Révolution islamique d’Irak, groupe chiite dirigé par les disciples d’Al-Sistani. Le Conseil gouvernemental a envoyé une délégation spéciale pour résoudre le conflit. [7]
Il existe peut-être d’autres raisons à l’animosité qui oppose les deux oulémas. Al-Sadr est soupçonné du meurtre du jeune et modéré ouléma Abdel Al-Majid Al-Khoui au retour d’Angleterre de ce dernier, le 10 avril 2003. Le père d’Al-Khoui, le grand ayatollah Abou Al-Qassem Al-Khoui, était le guide d’Al-Sistani. Al-Khoui a été tué lors d’une rencontre avec Al-Sistani.
Action et position d’Al-Sadr sur l’Irak post-Saddam
Contrairement à Al-Sistani, qui n’est pas sorti de chez lui pendant six ans et qui a communiqué avec le monde extérieur par le biais d’intermédiaires, Moqtada Al-Sadr sait y faire avec les médias. S’il ne craint pas le conflit, il fait attention à ne pas dépasser certaines limites. Bénéficiant de la célébrité que lui octroie le nom de son père, dont la photo orne chaque devanture de magasin de la ville de Sadr, il sait attirer des dizaines de milliers de personnes partout en Irak. Il attire en particulier les pauvres et les personnes privées de droit électoral, ainsi qu’un nombre non négligeable d’anciens partisans de Saddam, qui partagent avec lui la détestation du Conseil gouvernemental. [8]
Une base de pouvoir: la ville d’Al-Sadr – une entité autonome
Depuis la destitution de Saddam, Saddam City est devenue Al-Sadr City, en hommage au père de Moqtada. [9] Peuplée par plus d’un million de chiites loyaux à Al-Sadr, cette ville a développé ses propres services municipaux, éducatifs, médicaux et sociaux. En outre, certains «tribunaux» sont présidés par de jeunes juges, disciples de Moqtada Al-Sadr, qui arbitrent les conflits entre personnes. Les verdicts de ces tribunaux sont donnés par des «comités de sécurité», conformément à la sharia (loi islamique) et ceux qui y ont recours acceptent leurs verdicts. Certains observateurs comparent ces jeunes juges–étudiants aux étudiants des écoles religieuses pakistanaises, écoles qui sont plus tard devenues le noyau du mouvement taliban. [10] Participant à l’islamisation de la vie d’Al-Sadr City, Al-Sadr a émis une fatwa interdisant la vente de vidéos et de liqueurs. [11]
Création de l’armée Al-Mahdi
Alors que la plupart des Irakiens étaient encore en train de fêter la chute du régime de Saddam Hussein, Moqtada Al-Sadr prononçait, mi-juillet, des sermons du vendredi appelant ses disciples à rejoindre la nouvelle armée, l’armée Al-Mahdi, [12] nommée d’après le mythique imam censé un jour revenir sous une forme messianique. Dans les faits, l’armée Al-Mahdi n’est rien de plus qu’une traction de muscle d’Al-Sadr. Certains observateurs affirment qu’elle ambitionnait de ressembler à la police religieuse spéciale d’Arabie Saoudite, chargée de «la propagation de la vertu et la prévention du vice».
Attaques du Conseil gouvernemental
Moqtada Al-Sadr n’était pas inclus dans la liste des 25 membres du Conseil gouvernemental irakien nommés par l’Autorité provisoire de la coalition. Il n’est donc pas étonnant que Moqtada ait mis en doute la légitimité de Conseil gouvernemental dès le premier jour, qualifiant ses membres de laquais des forces de l’occupation. Saisissant l’occasion offerte par Al-Jazira, il a traité le Conseil gouvernemental de «jouet des Etats-Unis» et d’«agent préféré des Américains». Il a accusé le gouvernement nommé par le Conseil gouvernemental de s’être érigé sur le sectarisme et la division séparant chiites et sunnites. Pour Al-Sadr, ce gouvernement est né d’un ordre illégal donné par le Conseil gouvernemental, lui-même illégitime, en ce qu’il a été nommé par l’occupation. Al-Sadr a déclaré: «Nous ne reconnaissons pas l’occupation, ni directement, ni indirectement, en ce qu’elle est contraire aux aspirations irakiennes, dont leur dirigeants politiques et religieux n’ont que faire. » [13]
Al-Sadr a menacé de nommer un gouvernement de l’opposition pour représenter le peuple irakien. Au cours d’un sermon prononcé dans sa mosquée de Kuffa, il a annoncé: «J’ai établi un gouvernement comprenant un ministère de la Justice, des Finances, de l’Information, de l’Intérieur et de «la Propagation de la vertu et la prévention du vice.». Son sermon a été suivi de manifestations de soutien dans les rues de Nadjaf. [14] La mise à exécution du projet a toutefois été interrompue après que l’Autorité provisoire de la coalition eut menacé de poursuivre Moqtada en justice pour le meurtre d’Abdel Al-Majid Al-Khoui, évoqué plus haut. [15] L’assistant d’Al-Sistani a dénoncé l’initiative d’Al-Sadr, [16] et l’Autorité provisoire de la coalition a renoncé au procès.
Le colportage de rumeurs
En tant qu’homme politique, Moqtada Al-Sadr ne craint pas de propager des rumeurs anti-américaines. Il a dit au quotidien londonien pro-Saddam, Al-Quds Al-Arabi,que « les Américains utilisent des soldats malades pour répandre des maladies dans la société irakienne ». Il a demandé à ce que les soldats malades soient expulsés et que des dispensaires soient créés pour ausculter ceux qui arrivent, et renvoyer les malades. [17]
Auparavant, Al-Sadr avait exigé que « les soldats américains soient poursuivis en justice, conformément à la Sharia, pour avoir maltraité le peuple irakien. » [18] Il a également menacé de se venger des « singes et des porcs [c’est-à-dire les Juifs] venus d’Amérique. » [19]
Toujours anticonformiste, et défiant directement Al-Sistani et l’Autorité provisoire de la coalition, Al-Sadr s’est déclaré opposé à des élections supervisées par les Nations Unies. [20]
Le contrecoup du départ de Saddam
Réagissant aux nostalgiques de Saddam pour qui l’Irak se porterait mieux avec lui, il a déclaré avec force: «Ils sont ignorants. Cependant, le départ de Saddam devait être suivi par la liberté et la démocratie. Il n’est pas souhaitable qu’un petit diable soit relayé par un diable plus grand. L’erreur n’est pas le départ de Saddam mais le despotisme et de terrorisme qui lui ont succédé.» [21]
Si les Iraniens qualifient les Etats Unis de «Grand Satan», Moqtada Al-Sadr les appelle un « plus grand Satan », Saddam étant le plus petit. Lorsque l’Autorité provisoire de la coalition a menacé d’arrêter les prédicateurs du vendredi qui inciteraient à la violence, Al-Sadr a dit à ces adeptes, à la mosquée de Kuffa: « Le petit diable a fait place à un plus grand diable. » [22]
Un système fédéral en Irak
Al-Sadr rejette l’idée d’un gouvernement fédéral irakien octroyant aux Kurdes une forme d’autonomie , autonomie à laquelle ces derniers aspirent depuis des décennies et qu’ils ont, en pratique, obtenue sous la protection des Américains après la guerre du Golfe de 1991. Al-Sadr estime que peu de gens comprennent ce qu’est un gouvernement fédéral, et qu’une fois les choses claires, la population en rejettera l’idée. Contrairement aux Etats-Unis, l’Irak n’aura pas de régions indépendantes, et la partition de l’Irak est inacceptable. Al-Sadr a organisé des manifestations à Bagdad, Karbala et Nadjaf pour condamner l’idée du fédéralisme prônée par les Turcs. L’un des représentants d’Al-Sadr a déclaré lors d’une de ces manifestations:«Nous manifestons contre le fédéralisme parce que nous avons vu ce qui est arrivé en Yougoslavie. Le fédéralisme est une idée israélienne visant à nous diviser.» [23]
Al-Sadr a aussi envoyé l’un de ses assistants, Abd Al-Fattah Al-Mousawi, à Kirkuk, ville riche en pétrole, afin de monter les Arabes et les Turques contre la population kurde. Il a déclaré que «la présence musulmane dans la ville est faible», ajoutant que les Kurdes «ne sont pas musulmans, même s’ils prétendent l’être,» et les a accusés de piller «les richesses de l’Irak ». [24]
Résistance et jihad
En dépit de son caractère fougueux, Al-Sadr a pris garde à ne pas invoquer le concept du jihad contre l’occupation. Lors d’une interview accordée au quotidien égyptien Al-Ahram, Al-Sadr a dit: « La résistance ne se limite pas au jihad. Il y a d’autres méthodes auxquelles il est possible de recourir avant de se décider à entreprendre le jihad. Nous utiliserons en premier lieu des moyens de résistance pacifiques qui ont déjà commencé à porter leurs fruits (…) De plus, l’appel au jihad reste dans les mains du chef religieux / spirituel ou du Marjaaiyya de la communauté chiite. Si nous déclarions aujourd’hui le jihad, cela causerait un tort important à cause du déséquilibre entre les deux camps [les forces d’occupation et la communauté chiite musulmane]. [25]
La paix avec le peuple américain
Les déclarations contradictoires de Moqtada Al-Sadr révèlent sa jeunesse et son manque d’expérience. Bien qu’ayant fréquemment condamné les Américains, il n’a montré aucune hésitation à les qualifier d’« invités dans notre grand pays (…), des pacifistes comme nous». Dans son message au peuple américain, transmis au mois de Ramadan – mois de jeune et de réflexion -, Al-Sadr écrit: «Tous mes vœux au peuple américain; ce sont là les vœux d’un amant (…)». Il a souligné la nécessité d’éviter les effusions de sang, les agressions, les guerres et le terrorisme afin de permettre l’unité entre les deux peuples et les deux communautés», précisant : « Si vous êtes d’accord avec cela, permettez-moi d’être présent dans vos conseils, réunions, camps militaires et églises. J’y aspire fortement (…) Aidez-moi en déclarant la paix en Irak et en empêchant la guerre et le terrorisme, à l’exception de [la guerre] contre des criminels malfaisants tels que le destructeur Saddam et ses partisans du parti Baath». [26] Les déclarations apparemment contradictoires de Moqtada Al-Sadr reflètent peut-être son propre dilemme, ce dernier devant trouver un équilibre entre son jeune esprit de révolte et son désir de jouer un rôle clef dans la formation du futur Irak qui, au moins à court terme, doit éviter les affrontements non nécessaires avec les forces d’occupation.
[1] Pour consulter les publications précédentes de la série biographique de MEMRI sur les dirigeants irakiens, vous pouvez visiter: http://www2.memri.org/french/Irak.html
[2] Al-Zaman (Irak), le 6 novembre 2003.
[3] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 6 août 2003.
[4] Al-Quds Al-Arabi (Londres), le 5 septembre 2003.
[5] Al-Quds Al-Arabi (Londres), le 5 septembre 2003.
[6] Al-Zaman (Irak), le 14 octobre 2003.
[7] Al-Ra’i Al-Aam (Kuwait), le 30 janvier 2004.
[8] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 17aout 2003.
[9] Al-Sadr City a été construite, à l’origine, par le dirigeant irakien Abd Al-Karim Qassim pour loger les gens les plus pauvres. Appelée à l’époque Madinat Al-Thawra (Revolution City), Saddam l’a renommée Madinate Saddam (Saddam City). Après la chute du régime, les habitants ont encore une fois changé le nom de la ville, l’appelant Al-Sadr City en hommage au père de Moqtada Al-Sadr.
[10] Al-Hayat (Londres), le 8 novembre 2003.
[11] Al-Hayat (Londres), le 11 juillet 2003.
[12] Al-Aswaq (Bagdad), le 21 juillet 2003.
[13] Al-Ahram (Egypte), le 20 septembre 2003.
[14] Al-Sharq Al-Awsat (London), le 12 octobre 2003.
[15] Al-Hayat (Londres), le 8 novembre 2003.
[16] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 16 octobre 2003.
[17] Al-Quds Al-Arabi (Londres),le 9 août, 2003.
[18] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 2 août 2003.
[19] Al-Hayat (Londres), le 15 octobre 2003.
[20] Al-Hayat (Londres), le 24 janvier 2004.
[21] Al-Ahram (Egypte), le 4 septembre 2003.
[22] Al-Hayat (Londres), le 11 novembre 2003.
[23] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 21 janvier 2004.
[24] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 23 septembre 2003.
[25] Al-Ahram (Egypte), le 4 septembre 2003.
[26] Al-Zaman (Irak), le 4 novembre 2003.