Dans un article du quotidien Al-Hayat [1] , édité en arabe à Londres, le dramaturge égyptien Ali Salem, renommé pour ses idées libérales, évoque la nécessité d’un changement des mentalités pour passer d’un état de guerre à un état de paix. Faisant indirectement référence à l’ouvrage de Freud Totem et Tabou , Salem rend compte de l’hystérie qui a récemment balayé Khartoum, capitale du Soudan, face à la prétendue disparition d’organes sexuels mâles. [2] Il trace un parallèle entre cet incident et la campagne menée par certains éléments de l’élite arabe contre la normalisation des relations et la paix avec Israël. Voici quelques extraits de l’article:
C’est l’hystérie dès que l’on mentionne la paix
«Des journaux arabes ont dernièrement rapporté de Khartoum que plusieurs citoyens s’étaient rendus au poste de police pour se plaindre de la perte de leur virilité ou de la soudaine atrophie de leur pénis. Certains ont même fait savoir que leur pénis avait entièrement disparu [après qu’ils eurent serré la main d’étrangers] (…)
La police a arrêté des suspects ayant reconnu avoir serré la main [d’individus] tout en niant formellement qu’ils aient été à l’origine du phénomène. La police a bénéficié de l’assistance de médecins qui ont déterminé que l’état des victimes était normal et que la cause du problème était psychologique, soulignant qu’aucun pénis ne s’était évanoui, contrairement aux dires des plaignants. Il s’agissait plutôt d’atrophie sévère devant être imputée à une peur soudaine (…)
Malgré cela, le nombre de plaintes a continué d’enfler tandis que les gens évitaient les poignées de main. Plusieurs maris, n’ayant pourtant serré la main de personne, ont profité de l’occasion pour se soustraire à leur devoir conjugal (…)
Il s’agit clairement d’un cas d’hystérie collective comme on en connaît en temps de guerre. Ce type d’hystérie n’est pas apparent pendant la guerre, mais se répand comme la peste quand un accord de paix est conclu où quand des indices laissent présager d’un tel accord. Après des années de guerre intérieure (…), la peur devient l’un des éléments fondamentaux du système mental et psychologique de l’homme (…) Comme il n’est pas possible en temps de guerre de combattre l’ennemi sur la seule base de la haine, il faut y ajouter un sentiment de mépris, mépris qui est fourni par la propagande de guerre portant sur la nature déloyale de l’ennemi, ses actions abominables et son inhumanité (…)
Mais pourquoi le phénomène s’est-il manifesté sous la forme d’une peur collective portant sur la perte de sa masculinité?»
La peur du contact physique avec les étrangers
«Nous devons bien admettre que la conscience populaire voit dans [la manifestation physique de] la virilité [le symbole de] la masculinité. Un homme peut perdre sa liberté et ses droits d’être humain sans pour autant en ressentir de l’humiliation ou de la douleur. Il peut devenir un menteur, un trompeur, un empoté sans se sentir déshonoré pour autant. En revanche, la faiblesse sexuelle signifie pour lui la fin de sa condition d’être humain. Il y voit l’anéantissement de son être. Son raisonnement est: j’ai des rapports sexuels, donc j’existe, toutefois un ennemi cherche à me détruire. L’ennemi est un traître, un comploteur et un sorcier. Il envoie donc quelques sorciers à la tâche. (Dans d’autres sociétés, il envoie des filles contaminées par le SIDA). [3] En une fraction de seconde, la pensée collective fait un bond de dizaines de milliers d’années en arrière et considère l’ennemi comme un tabou. Et ensuite, l’homme s’inflige le plus grand des châtiments psychologiques: la castration, pour avoir serré la main du tabou. Nous nous trouvons face au plus célèbre cas de névrose (…), lequel frôle la phobie.»
La peur de la normalisation des relations avec un pays voisin
«C’était une brève analyse du phénomène au niveau psychologique (…) Au niveau politique, nous sommes clairement en présence d’un cas de résistance face à la normalisation des relations avec l’ennemi, non en tant qu’ennemi, mais en tant que tabou, dans un cadre mental totalement déconnecté de la moindre notion de rationalité, de conscience, de responsabilité, de politique, de droit ou d’intérêt public.
C’est exactement le phénomène qui touche le producteur Khaled Hajar, qui a produit le seul film égyptien du Festival du film du Caire: il y a dix ans, quand le monde a appris l’existence des Accords d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens et que l’espoir d’une paix juste et véritable au Moyen-Orient a enflé, [Khaled Hajar] a osé apparaître dans le film anglais ‘Le Golfe entre nous’ qui raconte une histoire d’amour invraisemblable entre un Arabe et une Juive.
Le film, accusé d’encourager la normalisation, a été attaqué quand il est sorti sur les écrans égyptiens en 1994. Depuis ce temps, Hajar est appelé ‘partisan de la normalisation’.
Au bout de dix ans, il a réussi, aidé de ses amis, à produire un autre film, ‘L’amour des filles’, qui n’a rien à voir avec la normalisation. Or les directeurs du Festival du film au Caire cherchaient un film égyptien, sans exigences quant à la qualité, mais n’en ont pas trouvé car les réalisateurs étaient occupés par de hautes considérations [politiques] concernant la région. Ils ont donc dû se contenter du film de Hajar, non sans avoir au préalable pris les mesures de sécurité nécessaires: ils lui ont demandé de témoigner par écrit qu’il n’était pas un ‘partisan de la normalisation’, qu’il était opposé à la normalisation, qu’il ne s’était jamais rendu en Israël et qu’il ne s’y rendrait jamais.
Ce repentir écrit n’a toutefois pas été accrédité, à l’instar des cas qui ont jalonné l’histoire de l’Inquisition et de la chasse aux sorcières: des manifestations et des réunions ont été organisées pour protester contre la décision des directeurs du Festival d’accepter un film produit par un adepte de la normalisation. Une fois de plus, nous sommes confrontés à un cas frôlant la phobie. Il n’a pas touché l’ennemi; il a touché une idée évoquant l’ennemi. Cette idée, il l’a touchée il y a dix ans. Mais nulle part sur terre n’est-il possible de se purifier de l’impureté qui découle du contact avec le tabou; ni la repentance publique, ni la confession par écrit ne suffisent (…)
Même si vous en appelez à toutes vos capacités mentales et à tous les instruments logiques dont vous disposez, vous ne pourrez pas comprendre ce que ces gens veulent. Veulent-ils ôter du Festival le seul film égyptien, ôtant par-là même la raison d’être du Festival? Souhaitent-ils priver le producteur du droit d’exercer parce que voilà dix ans, il a participé à un film ‘qui pourrait être interprété’ comme favorable à la normalisation?»
Le véritable enjeu: la transition vers la liberté politique et économique
«La vérité est qu’il existe de réelles et puissantes raisons à cette activité, raisons qui n’ont rien à voir avec la paix, avec Israël ou la normalisation des relations avec Israël.
Ce qui est en jeu, c’est le combat contre la transition vers la liberté politique et économique. Ce combat trouve son principal appui dans le système bureaucratique égyptien.
Dans un pays où le pouvoir est centralisé, il faut un ennemi, il faut une guerre psychologique, il faut diriger, d’en haut, les personnes dans le but d’affronter l’ennemi. Dans une telle atmosphère, le prix des grands mots et des hauts cris est à la hausse. Il devient inutile d’acquérir la moindre formation dans quelque domaine que ce soit. [Tout ce qu’il faut], c’est du courage révolutionnaire. C’est ainsi que les réserves de professionnels s’épuisent, que le niveau de vie plonge, que le journaliste-leader, l’artiste leader et l’intellectuel leader montent en puissance tandis que l’artiste créateur, le journaliste en quête de vérité, l’intellectuel inquiet de la situation présente disparaissent.
Dans une situation de transparence et de transition vers une libre économie bénéficiant de la protection de la loi et de l’Etat, la valeur des personnes est déterminée par la loi du marché. Votre valeur n’augmentera que si les gens ont besoin de ce que vous leur offrez, et non parce que quelqu’un vous a imposé à eux. Ainsi, un grand nombre d’intellectuels, de groupes extrémistes révolutionnaires issus de tous les milieux ont découvert que la transition vers la liberté politique et économique les priverait de protection et leur assènerait même un coup mortel.
La transition ne pouvant intervenir tant que nous ne nous sommes pas débarrassés de cet état de guerre psychologique, l’ennemi qui a attiré le plus de feu est l’accord de paix égypto-israélien, les Accords d’Oslo, et tous les autres accords à l’horizon. On a voulu allonger la vie agréable que le pays leur propose. Il faut qu’il y ait des pièces et des films que personne ne regarde, des histoires que personne ne lit, des instigateurs intellectuels spécialisés dans l’obscurcissement de la vie des personnes. Il faut que l’on se batte jusqu’au dernier souffle pour que soient préservées des idées révolutionnaires qui ont échoué partout ailleurs, et il nous faut donc préserver à jamais la présence de l’ennemi (…) pour continuer de lutter contre le passage à la liberté politique et économique.»