Le cheikh Youssef Al-Qaradhawi, l’un des dignitaires religieux les plus influents de l’islam sunnite, a dernièrement donné son premier sermon depuis trois mois, suite à son rétablissement d’une opération. Le sermon a été prononcé le vendredi 13 juin 2003 dans une mosquée de la capitale de Qatar, Doha, et diffusé sur la télévision du Qatar. En voici quelques extraits : [1]
Les Etats-Unis se prennent pour Dieu sur terre
« Ces trois derniers mois ont eu lieu des événements d’où nous pouvons tirer des leçons (…) La première (…) est que le monde est gouverné par la force – non la force du droit, mais la force de la domination. Le plus puissant est celui qui s’impose, dicte sa volonté, exigeant que tous écoutent et obéissent. Voilà la première leçon. L’Amérique a décidé d’envahir l’Irak et de le conquérir avec ses alliés, [bien que] le monde entier s’y soit opposé. Au cœur même de l’Amérique et de l’Europe, il y a eu des manifestations, avec des millions de personnes pour dire ‘non’ à la guerre en Irak. Mais l’Amérique s’est bouché les oreilles, persistant sur sa voie, a envahi l’Irak, l’a conquis, et il ne restait plus aux autres qu’à aller se taper la tête contre les murs. »
L’Amérique se prend pour Dieu sur terre. Elle n’a de compte à rendre à personne, alors qu’elle demande des comptes aux autres (…)
« L’Amérique voulait entrer en Irak pour des raisons personnelles : non pour le désarmer des armes de destruction massive ou pour sauver le peuple irakien des mains de Saddam. Ils [les Américains] ont annoncé qu’ils entreraient en Irak même dans l’éventualité d’un départ de Saddam. Les Etats-Unis ont déclenché [une guerre] parce qu’ils désiraient annihiler la puissance militaire irakienne afin de faire tomber les obstacles sur la route d’Israël, sur la route de ses armes et de son arsenal, et afin que nul pays dans la région, hormis Israël, ne détienne de telles armes. »
Les souverains arabes opprimant [leurs peuples] doivent tirer les leçons de l’expérience de Saddam
« La deuxième leçon est que tout oppresseur connaît son dernier jour. Saddam Hussein et son régime faisaient partie des oppresseurs les plus tyranniques qui soient en ce monde, [en particulier] sur notre terre arabe et musulmane. C’est un fait indiscutable. Dieu merci, je n’ai jamais prononcé un mot de louage à son sujet – pas avant la guerre, pas après la guerre, et pas même avant cette période, car je suis contre tout régime opprimant et contre tout régime tyrannique. [Les dictateurs] sont ceux qui commettent des assassinats. L’oppression et la tyrannie ont aplani la route pour les Britanniques et des Américains dans la région ; elles sont la cause de la guerre au Koweït et de la précédente guerre en Irak (…)
Les oppresseurs et les tyrans qui ont répandu la corruption dans le monde, qui oppriment leurs peuples, les humilient, les déshonorent et nient leurs droits, leur posant le pied sur le cou, apprendront peut-être la leçon des événements et comprendront que leur destinée sera identique à celle du tyran, de l’oppresseur [Saddam Hussein]. Si seulement les tyrans et les oppresseurs régnant sur nos terres arabes et musulmanes pouvaient réfléchir à ce qui est arrivé à Saddam Hussein et se dire qu’ils sont les prochains sur la liste !
Ses armes, son armée, son parti, ses palais construits avec l’argent du peuple irakien, ses refuges secrets n’ont pas aidé Saddam Hussein, et personne ne le regrette (…) Quand l’oppresseur s’en va, personne ne le pleure, ni au ciel ni sur terre. Au contraire : ils se départent de lui avec des malédictions : les langues peuvent enfin se délier et maudire les oppresseurs (…) »
Il n’existe aucune différence entre Bush et Hulagu, le dirigeant mongol.
« La troisième leçon est que l’occupation reste l’occupation, et que l’invasion reste l’invasion. (…) Ce n’est pas la première fois que la ville de Bagdad est prise (…) Cette ville est tombée aux mains des Mongols. Hulagu est entré à Bagdad ; ses soldats ont frappé la population à coups d’épées. Le sang a coulé dans la rue, dans les maisons et par-dessus les toits. Même dans les gouttières, des rivières de sang ont coulé (…) Le Tigre est devenu rouge de sang. Pendant cette guerre, deux millions de personnes ont péri ; certains disent un million et demi, pas moins d’un million en tous cas (…) Ils [les envahisseurs] sont arrivés jusqu’aux bibliothèques. [Bagdad] était la capitale de la connaissance, de l’éducation et de la culture (…) Des livres ont été jetés dans le Tigre jusqu’à ce que le fleuve devienne noir de leur encre. Certains jours, il était rouge de sang, et d’autres jours il était noir d’encre (…)
Le destinée de Bagdad s’est répétée au 21ème siècle ; on a permis aux voleurs de piller les musées, les bibliothèques et les universités de Bagdad. On nous a montré des pilleurs en pleine action, mais pas qui a ouvert les portes verrouillées. Cela, on ne l’a pas filmé. C’était du pillage organisé, derrière lequel se trouvaient des gangs internationaux. Nous n’avons malheureusement pas vu les Nations-unies intervenir, enflammées de colère, comme quand les taliban ont détruit les statues du Bouddha (…) Voilà ce que les Etats-Unis ont fait, ce pays du 21ème siècle dans ce monde uni-polaire. Quelle différence y a-t-il entre l’ancien et le nouveau Hulagu ? Quelle différence y a-t-il entre Bush et le roi mongol ? (…) »
N’allez pas trop loin dans votre vengeance contre les membres du parti Baath
« La quatrième leçon est ce que je recommande au peuple irakien, toutes communautés, groupes ethniques et religieux confondus, aux Arabes, aux Kurdes, aux Turkmènes, aux Assyriens et aux autres ethnies, aux musulmans et aux chrétiens, aux sunnites et aux chiites : tous doivent se tenir dans le même rang. Les catastrophes unissent leurs victimes. Après une telle catastrophe, il ne sert à rien de dire : ‘Je suis sunnite’, ‘je suis chiite’, ‘je suis kurde’ ou ‘je suis turkmène’.
Tous ont un intérêt commun, un même adversaire, une même bataille. Ils doivent oublier leurs querelles marginales et refuser d’écouter ceux qui préconisent la guerre civile. Ils doivent rester unis, ne pas aller trop loin en se vengeant des membres du parti Baath. Plusieurs milliers ont rejoint le parti Baath sans croire en lui. Ce parti a régné pendant 35 ans, et les gens ont du faire avec. Beaucoup se sont comportés comme des membres du parti tout en le maudissant en leur for intérieur. On est obligé de prendre ces choses en considération, d’éviter de se venger de ceux considérés comme d’anciens membres du parti Baath. Les véritables membres du parti Baath ne sont pas plus que quelques milliers, et le peuple irakien n’est pas baasiste ; il a été réprimé par le régime tyrannique qui les a fait taire (…) »
La chute de Bagdad était due à la laïcité du régime de Bagdad
« Quand les Américains sont entrés, les forces du parti Baath se sont enfuies. Malheureusement, il n’y avait plus personne pour contrer résolument leur progression. En effet, le parti Baath était un parti laïque dont la base n’était pas d’inculquer la foi et la confiance, la foi en la puissance d’Allah, en la prédestination, la foi dans le monde futur. [Ses membres] manquaient de détermination, et nous avons été surpris de les voir s’effondrer en une nuit. Où sont ces centaines de milliers ? Où se trouve la Garde républicaine ? Où sont les fedaïne de Saddam ? Où sont les guerriers du parti ? Tous se sont évaporés (…) »
L’Autorité palestinienne ne doit pas combattre le Hamas et le djihad islamique.
« La cinquième leçon, mes frères, à tirer des événements de ces derniers mois, est la leçon de la résistance islamique sur la terre des prophètes (…) C’est la leçon de l’Intifada. C’est la leçon de ceux qui ont vendu leur âme à Allah (…)
L’Intifada est l’expression d’un peuple résolu et fier, d’un peuple héroïque, d’un peuple imperturbable face à la mort. Un peuple qui souhaite vivre libre, honorablement, ou mourir en martyr. Il est inconcevable que ce peuple s’éteigne, malgré les tentatives de l’Etat sioniste et de son allié stratégique, les Etats-Unis. Ils ont beau essayer de tuer l’Intifada et d’écraser la résistance, ils n’y arriveront pas.
Ces derniers jours, nous avons vu se réunir des sommets à Charm El-Cheikh et Aqaba. Ces sommets avaient l’allure de festivités tenues en l’honneur de Bush, le président conquérant, que l’on demande aux Arabes d’honorer parce qu’il a triomphé du peuple arabe. Ils doivent maintenant le couronner roi du monde. Un autre aspect des sommets a été d’approuver une nouvelle étape voulue par l’Amérique et d’Israël : celle de combats palestiniens internes. Voilà ce à quoi aspirent les Américains et les Israéliens. Voilà quelle porte ouvre la feuille de route ; elle exige que l’Intifada soit tue, que les bouches restent closes, que la résistance soit combattue, que plus personne ne détienne d’armes, pour que seule demeure la puissance d’Israël (…)
Je demande aux frères palestiniens, à l’Autorité palestinienne comme au peuple, de refuser ce complot et d’empêcher que des Palestiniens ne tuent d’autres Palestiniens. La main du Palestinien ne doit se retourner que contre l’Israélien. Chacun peut comprendre cela. Le sang palestinien ne doit pas être versé par une main palestinienne (…) Je dis au [Premier ministre de l’Autorité palestinienne] Mahmoud Abbas, au [ministre de la Sécurité de l’Autorité palestinienne] Mohammed Dahlan, et aux ministres qui les soutiennent que le jour où le Hamas, le Djihad islamique et les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa cesseront d’exister, il ne restera plus rien à négocier, rien à quoi se rattacher. Vous serez nus, sans personne pour vous appuyer. Ce qui a poussé les sionistes et les Américains à présenter la feuille de route est la [défaite] essuyée face aux opérations martyre qui ont ébranlé leurs fondations, miné leur existence et semé la peur dans leurs cœurs. Ils ont perdu le sentiment de stabilité et de sécurité, ne pensent plus qu’a fuir (…) »
Nous ne demandons pas Haïfa, Jaffa et Acre.
« Je recommande à mes frères en Palestine de maintenir le dialogue entre eux, d’éviter les combats internes. Je recommande à nos frères du Hamas de ne pas mettre fin au dialogue [avec l’Autorité palestinienne], de faire en sorte que la possibilité du dialogue avec tous demeure toujours ouverte. Même si nous ne sommes pas d’accord avec eux, nous devons nous asseoir avec eux, parler avec eux et échanger [des opinions]. La bannière du djihad doit être brandie. Pourquoi demande-t-on aux Palestiniens de s’asseoir de côté sans rien faire, et ne demande-t-on pas la même chose de Sharon et de ses partisans ? C’est un problème, purement et simplement, auquel il existe une solution. Ce problème est l’occupation, l’occupation de la terre de Palestine par les Juifs, [la Palestine] que le monde entier a reconnue. Nous ne demandons pas la terre historique de Palestine. Nous ne réclamons pas Haïfa, Jaffa, Acre, Lod, Ramla, la Galilée etc. Nous nous taisons sur ces villes-là. Nous avons accepté l’oppresseur, mais l’oppresseur ne nous a pas acceptés.
Ils ont toutefois occupé le reste de la Palestine. Si vous voulez régler le problème, quittez les territoires occupés. C’est aussi simple que ça.
Ô occupants, qui vous plaignez de la résistance, nous résistons parce que vous avez occupé nos terres, versé notre sang, brûlé nos champs, détruit nos demeures, nos écoles, nos mosquées et ainsi de suite. Pourquoi ne pas nous laisser tranquilles, afin que nous aussi vous laissions tranquilles ? »
Une exécution se fait selon des règles : toutes les victimes de Riyad et Casablanca n’étaient pas américaines.
« La sixième leçon nous vient des explosions à Riyad et Casablanca (…) Je condamne ces explosions et les violentes opérations qui ont lieu dans les pays islamiques. Des opérations de ce type ont été menées dans plusieurs pays sans mener à quoi que ce soit. Les auteurs [de ces opérations] se sont repentis. L’ [organisation] égyptienne Al-Gamaa Al-Isalmiyya, dont le guide spirituel est le cheikh Oumar Abd El-Rahman, [en prison] aujourd’hui en Amérique, – puisse Allah le libérer – a perpétré de violentes opérations en Egypte, essayant de commettre des assassinats et ainsi de suite. Mais elle en est arrivée à la conclusion que ces opérations ne menaient à rien, que tout ce qu’elle obtenait, c’était l’emprisonnement de milliers de [ses membres] (…) Ces opérations ne permettent pas de remplacer les régimes et ne renversent pas les gouvernements. Même si le souverain est assassiné, comme c’est parfois arrivé, un autre dirigeant apparaît, qui peut être pire que son prédécesseur (…)
C’est pourquoi j’affirme que ces opérations ne servent à rien ; elles tuent des innocents épris de paix. Les victimes de Riyad n’étaient pas toutes américaines et celles de Casablanca n’étaient pas toutes américaines ou étrangères. [D’autre part], tous les étrangers ne méritent pas d’êtres abattus. Une exécution doit se faire selon certaines règles. Certaines personnes dans nos pays sont ‘sous protection musulmane’. On ne doit pas chercher à les atteindre et leur sang ne doit pas être versé. Les frères ont porté atteinte, entre autres, à un club belge, alors que l’opinion belge est bonne : elle s’est opposée à la guerre en Irak et a voulu poursuivre Sharon ainsi que certains officiers américains (…) »
[1] Télévision du Qatar, le 13 juin 2003, www.qaradawi.net