La chaîne télévisée qatarie Al-Jazira a récemment diffusé une interview de deux chercheurs irakiens employés par l’Autorité de l’énergie nucléaire en Irak: le Dr Hamid Al-Bahali, professionnel du nucléaire diplômé de l’Institut d’ingénierie nucléaire de Moscou et le Dr Mohammed Zeidan, spécialiste en biologie diplômé des universités de Damas et Bagdad. Ces chercheurs ont évoqué le pillage de l’Autorité nucléaire à l’issue de la guerre. Voici quelques extraits de l’interview:
Dr Al-Bahali : «Je travaille à l’Autorité nucléaire depuis 1968, époque où l’Irak a pu commencer à utiliser l'[énergie] nucléaire à des fins pacifiques. Nous avons activé le premier réacteur nucléaire irakien en 1968, et en quatre jours avons transféré des isotopes radioactifs en milieu hospitalier pour servir au traitement de diverses maladies. Depuis ce temps, et jusqu’en 1990, nous avons poursuivi nos travaux dans ce domaine à des fins purement pacifiques et humanitaires (…)
En ce qui concerne les armes nucléaires, Al-Tawitha, la principale région que nous allons évoquer, ne contient pas d’armes de destruction massive, et pour autant que je sache, rien, là-bas, n’a été entrepris dans ce sens (…)
Ce qui est arrivé en Irak est un fait sans précédent qui, j’espère, ne se reproduira plus jamais; c’était l’anarchie. Après avoir appris que des composants radioactifs avaient été volés, les employés de l’Autorité nucléaire ont entrepris d’informer la population que les substances disparues étaient radioactives et devaient être retournées. Une personne qui possède des matières radioactives sales court un danger. Comment va-t-elle se comporter? Elle pourrait commettre des actions nuisibles pour l’écologie irakienne et même [occasionner des dommages] au-delà des frontières irakiennes (…)
Des tonnes d’uranium connu sous le nom de ‘gâteaux jaunes’ ont été stockées dans des barils. Ce stockage correspondait à une étape dans la production d’uranium à partir de composants bruts. Il existait également d’autres sous-produits créés à partir de ces matières. Il y avait des dizaines de tonnes de déchets radioactifs stockés dans des barils; leur radioactivité demeurait faible tant qu’ils étaient sous surveillance.
Avec l’irruption du désordre, de simples citoyens, à mon grand regret, se sont retrouvés sans récipients pour recueillir l’eau potable; ils ont donc volé ces barils, qui contenaient chacun 400 kilos d’uranium radioactif. Certains ont renversé de très grandes quantités de poudre tandis que d’autres ont récupéré les barils contaminés qu’ils ont emmenés chez eux, un peu partout dans la région. Ils y ont stocké de l’eau, dans la ferme intention de la boire, ou sinon se sont servis des barils pour vendre du lait.
Je me suis rendu dans certaines habitations pour y mesurer le taux de radioactivité; j’ai vu de mes propres yeux, dans l’une des maisons, un baril contaminé renfermant des tomates. D’autres barils contenaient des ustensiles de cuisine ainsi que d’autres objets ménagers à usage quotidien, dont certains étaient contaminés. Quand ils ont appris que le contenu de ces barils était en partie radioactif, ils ont jeté la partie incriminée dans la rivière et les égouts. Nous avons trouvé des substances radioactives dans les demeures, les lits et les vêtements. J’ai vu une fille de dix ansporter l’un de ces gâteaux jaunes, suspendu au bouton de sa chemise.
Je visitais quatre ou cinq maisons par jour pour mesurer le taux de contamination en extérieur. On évalue la contamination en extérieur et en intérieur. J’ai mesuré la contamination à l’extérieur parce que je n’avais pas les moyens de le faire à l’intérieur. Le taux de radioactivité des murs de l’une des maisons était de 30 milliards/heure. Or les spécialistes savent que le taux autorisé est de 0.2, ce qui signifie qu’il était de 500 à 600 fois supérieur au taux autorisé.
Les Etats-Unis, comme d’autres pays, dépensent des centaines de millions de dollars au stockage des substances radioactives et au traitement des déchets radioactifs. Mais voilà qu’il s’en trouve dans les demeures de pauvres et simples gens qui s’en débarrassent en les jetant dans les rivières (…)
Dans une autre pièce [de l’enceinte de l’Autorité de l’énergie nucléaire] se trouvait un vaste espace de stockage d’isotopes et de substances radioactives qui contenait plus de 200 barils de gâteaux jaunes et d’oxyde d’uranium. Ces matières ont été déversées sur le sol. Il est évident qu’on a essayé de les voler, car les portes et les fenêtres étaient brisées. Cette substance poudreuse peut se disperser dans l’air. Sous l’effet d’un vent fort, elle peut être transportée sur une grande distance, jusqu’en dehors de la région (…)
Je suis entré avec mon collègue dans l’enceinte de l’Autorité et me suis aperçu que toutes les portes, sauf en quatre endroits précis, avaient été ouvertes par les forces de l’invasion. J’ai compris que ces dernières savaient ce que renfermaient les locaux; c’est pourquoi ils ne sont pas entrés dans les autres pièces, qui renfermaient des insectes [devant être utilisés comme insecticides biologiques].
Très inquiet, je me suis rendu [au poste de] police (…). Je leur ai dit que je n’étais pas intéressé par la propriété de l’Autorité pour l’énergie nucléaire, précisant que tout ce qui me motivait, c’était de protéger la population des insectes nuisibles, vu que quatre laboratoires en étaient remplis.’Je voudrais que vous envoyiez quatre véhicules pour assurer la surveillance du lieu’.
Nous sommes entrés en contact avec les Américains. Ils sont venus nous parler (…)
Ils nous ont conduits jusqu’à la base américaine, ont noté nos informations sur ces insectes; nous leur avons tout expliqué en détails. Après quoi ils nous ont dit: ‘Nous allons prendre les mesures nécessaires (…)’ Rien n’a été fait. Il a dit qu’il agirait sans attendre (…) Je ne m’explique pas ce comportement (…)»
Je dis au directeur de l’Agence [internationale] de l’Energie atomique, Mohammed Al-Baradi, que la première mesure à prendre est de déplacer l’uranium. Pourquoi ont-ils enlevé le fuel radioactif tout en laissant sur place les autres substances? Il faudrait en outre un effort international coordonné d’évaluation des niveaux radioactifs de la région et des domiciles des personnes ayant été exposées. Troisièmement, il faudrait traiter les personnes touchées (…)
Le Dr Zeidan a évoqué la catastrophe écologique que va provoquer la libération de milliers de mouches connues sous le nom de Chrysomya bezziana et surnommés ‘lucilies bouchères’, élevées par l’Autorité nucléaire pour servire d’insecticides naturels dans le domaine de l’agriculture. Ces mouches ont été libérées par les pilleurs et sont susceptibles de nuire aux animaux en Irak et dans les pays voisins. Elles devaient être libérées seulement après avoir été stérilisées, mais l’ont été avant.
Le Dr Zeidan a relaté ses efforts pour entrer en contact avec les forces américaines et les avertir des dangers représentés par l’Autorité de l’Energie nucléaire:
‘J’ai essayé d’entrer en contact avec l’Autorité dans le but d’informer les militaires américains de la présence de ces dangers. Les Marines ont assuré une surveillance efficace. La tragédie a eu lieu quand ces Marines ont quitté les lieux pour laisser la place à d’autres militaires. L’Autorité est restée sans surveillance. Ils avaient conscience de la situation vu que le Dr Al-Baradi, directeur [de l’Agence internationale de l’énergie atomique], leur a demandé de venir surveiller la région d’Al-Tawitha (…) afin d’éviter toute contamination radioactive et biologique (…)
Chaque pays a ses faibles et ses brigands parallèlement à ses gens de bien. (…) Ces insectes ont été libérés avant stérilisation parce qu’au début de la guerre, les employés se sont enfuis en laissant les insectes à l’intérieur de l’immeuble (…) Les pilleurs sont arrivés, ont décroché les appareils d’air conditionné et les portes, et ont libéré les insectes (…)’ Le Dr Zeidan a affirmé que les Marines, sous l’ordre d’un officier du nom de ‘Mike’, ont tenté de surveiller le lieu, ajoutant: ‘J’ai vu un homme utiliser un baril qui contenait autrefois des substances radioactives pour transporter du lait à la crèmerie. Il avait acheté ces barils en plastic à des citoyens ignorant qu’ils étaient contaminés. Nous avons raconté cela à Mike, qui nous a accompagnés sur les lieux (…) avec des instruments destinés à contrôler le taux de radioactivité dans la région. Mais le jour suivant, et bien que nous ayons convenu d’une heure de rendez-vous, ils ont refusé de nous rencontrer (…)’» [1]
[1] Al-Jazira , le 27 avril 2003