Introduction
Le projet d’association entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient, présenté par le Secrétaire d’Etat Colin Powell le 12 décembre 2002, a suscité de nombreuses réactions parmi les médias arabes. Ils ont pour la plupart manifesté leur désaccord, affirmant que le véritable objectif des Américains au Moyen-Orient n’était pas d’établir la démocratie mais de servir leurs propres intérêts. Certains ont évoqué un « complot du lobby sioniste en Amérique ». D’autres ont estimé que la démocratie américaine et la culture américaine de façon générale ne valaient pas la peine d’être importées. Seule une minorité de chroniqueurs a approuvé l’initiative, encourageant son adoption en vertu du fait qu’elle représente une nécessité pour les peuples du Moyen-Orient.
Une initiative peu crédible
Cette opinion, fréquemment exprimée dans les médias arabes, repose sur les points suivants:
A – La politique américaine prouve le manque de sérieux de cette initiative
Salameh Ahmed Salameh, chroniqueur à Al-Ahram, quotidien égyptien officiel, écrit: « L’Amérique ne pourra réformer le monde arabe tant qu’elle continuera de piétiner les droits des Palestiniens et de déployer ses forces dans la région en prévision de la guerre contre l’Etat arabe [l’Irak], alors que le monde considère unanimement que [l’existence] d’armes de destruction massive en Irak n’est pas la [vraie] raison [de la guerre], les Etats-Unis [ayant choisi] de garder le silence face à la possession de l’arme atomique par Israël. » [1]
Dans un article intitulé « Oui à la démocratie, non aux Etats-Unis », Hussein Abd El-Razaq, chroniqueur au quotidien égyptien Al-Ahali, affilié à l’opposition, écrit pour sa part: « Le discours de l’Administration américaine sur la démocratie constitue une tromperie dont personne n’est dupe. Ce sont les Etats-Unis qui ont renversé le gouvernement démocratique du régime d’Allende au Chili pour le remplacer par la dictature de Pinochet. Et ce sont eux aujourd’hui qui essaient de renverser le gouvernement démocratiquement élu de Chavez au Venezuela. L’alliance des Etats-Unis et des régimes despotiques dans le monde arabe est bien connue.
Les Etats-Unis aspirent à ‘moderniser’ les régimes despotiques pour y établir une apparence de démocratie, laquelle serait dirigée par des alliés des Américains. Mais les peuples arabes, leurs partis et leurs forces politiques, se battent pour [l’instauration d’] une véritable démocratie capable de faire face à l’hégémonie américaine… » [2]
Abd El-Karim Abou Al-Nasser, chroniqueur au quotidien saoudien officiel Al-Watan, déclare: « L’Administration Bush essaie de persuader les Arabes que leur priorité devrait être de renoncer au statu quo dans les pays arabes et de faire preuve de plus d’ouverture démocratique. Ceci est en réalité une tentative pour détourner l’attention du problème de fond – le problème israélien – qui met en danger la région et la déstabilise, alimente le terrorisme et la violence, fournissant [en outre] à certains Etats arabes de bonnes raisons de réprimer leurs citoyens…
Comment les Arabes pourraient-ils croire que la démocratie leur viendra de la puissance militaire américaine et admettre que l’Administration américaine s’intéresse vraiment à leurs intérêts, leur avenir et leur bien-être, quand celle-ci approuve les atrocités qu’Israël fait subir aux Palestiniens, permet au gouvernement Sharon d’agir comme bon lui semble, et gèle la juste solution du conflit israélo-arabe?…
Comment les Arabes peuvent-ils croire que l’Administration américaine actuelle se préoccupe de leur sort et de leur destin quand elle sous-estime la menace israélienne, se comportant comme s’il n’existait pas vraiment de plan israélien d’attaque et d’expansion… , comme si Israël ne désirait pas conquérir la région…? » [3]
Akhbar Al-Sharq, site affilié à l’opposition syrienne, a affiché un article intitulé « Lettre d’une femme arabe à Colin Powell », signée Dr Maya Al-Rabhi, dont voici des extraits: » Non, M. Powell, nous ne sommes pas aussi bêtes que vous le pensez; nous n’avons pas la mémoire courte et nous ne sommes pas idiotes. Il est vrai que nos peuples ont souffert de répression et d’oppression, mais grâce à notre noblesse, notre lignée et notre héritage, nous pouvons encore distinguer ce qui est indécent de ce qui est juste, les intentions sincères des efforts pour nous tourner en bourriques… Si vous, la civilisation [occidentale], soutenez l’agresseur qui a conquis notre terre, expulsé ses habitants, tué, humilié et réprimé, permettez-nous de déclarer tout haut qu’au fond, nous ne cautionnons pas ces crimes, car la simplicité de nos cœurs et l’innocence de nos esprits sont encore en mesure de distinguer entre vérité et mensonge, oppression et justice.
Pourquoi ne soutiendriez-vous pas l’entité sioniste usurpatrice et ses agissements, vu qu’elle agit à l’instar de vos ancêtres qui, en débarquant dans le nouveau monde, ont souillé la terre après en avoir exterminé les autochtones?… Vos disciples sionistes sont venus ici pour tenter d’imiter votre glorieux mode de vie…
Les femmes arabes, M. Powell, ne sont pas assez sottes pour croire à vos promesses de libération. Même si elles ont vraiment besoin [d’être libérées], ce ne sera pas par vous… Les femmes arabes vous disent: ‘Otez vos mains de notre patrie et de notre existence. Nous ne voulons pas avoir affaire à vous, ni pour le pire, ni pour le meilleur… Laissez-nous tranquilles…’
Le groupe de femmes pour qui vous avez tracé un avenir doré lors de réunions avec Mme Cheney… ne sont pas du tout représentatives des femmes arabes. Aucune femme arabe dotée d’un minimum de bon sens n’adopterait la démocratie à laquelle vous prétendez adhérer en cherchant à nous l’exporter, car votre histoire est habitée de façon terrifiante par le racisme et la discrimination… Le système que vous avez mis sur pied pour surveiller vos citoyens, au nom de la protection [contre le terrorisme], ne diffère en rien des dispositifs de sécurité des pays à qui vous promettez la démocratie et la civilisation… » [4]
B – Les fonds consacrés à l’initiative font l’effet d’une plaisanterie
De nombreux auteurs ont dénoncé la « petite somme » destinée à l’initiative comme étant la preuve du manque de sérieux de celle-ci.
Le chroniqueur d’Al-Ahram Salameh Ahmed Salameh écrit à ce sujet: « L’Administration américaine a consacré 29 millions de dollars à l’exécution du projet, alors qu’elle parle d’accorder des prêts de dizaines de milliards à Israël pour l’aider à achever d’occuper Gaza et la rive occidentale, et qu’elle investit 300 milliards de dollars à la guerre contre l’Irak. Il s’agit là d’une mauvaise plaisanterie américaine, du début à la fin. » [5]
Dans Al-Hayat, quotidien saoudien édité à Londres, le chroniqueur Salameh Namat affirme que Powell a peut-être raison d’encourager la démocratisation au Moyen-Orient, ajoutant: « Toutefois, les 29 millions de dollars qui lui sont consacrés, comparés aux dizaines de milliards de dollars investis dans la troisième guerre du Golf, font l’effet d’une plaisanterie…
Avant de dilapider les fonds destinés à [propager la] démocratie, Washington ferait mieux d’investir pour persuader les peuples du Moyen-Orient… que ses intentions sont sérieuses, vu qu’elle octroie 10 cents par citoyen arabe et 3000 dollars par Israélien. Saddam Hussein a dû s’évanouir de rire en apprenant la dernière initiative de Powell. » [6]
Le Dr Fahd Al-Fanik, chroniqueur au quotidien jordanien Al-Raï, explique : « Nous pensions que le Secrétaire d’Etat américain présenterait un plan apparenté au plan Marshall pour la reconstruction de l’Europe après la 2ème guerre mondiale – plan qui a fait de l’Allemagne, ancien ennemi, un allié, grâce à l’aide économique octroyée. Mais le nouveau plan américain se limite à 29 millions de dollars pour 25 pays et n’est rien de plus qu’une campagne visant à persuader la rue arabe que l’Amérique est avec elle et non avec ses ennemis. » [7]
C – La réforme démocratique doit venir de l’intérieur, non de l’extérieur
Bien que Riyadh Al-Hajj, chroniqueur pour le quotidien palestinien Al-Qods, reconnaisse l’existence du problème soulevé par Powell, il souligne que le changement doit venir des pays concernés eux-mêmes et non de l’extérieur: « Le discours du Secrétaire Powell… n’a fait que renforcer l’inquiétude et l’embarras des dirigeants arabes. Nos problèmes sont nombreux, les principaux étant le manque d’implication politique [du peuple], une représentation inadéquate de la population, le fait que [les dirigeants] ne soient responsables devant personne, une culture démocratique faible, l’absence d’Etats régis par des lois, le chômage, la corruption, le détournement des fonds publics, le statut de la femme, la baisse du niveau éducatif et une croissance démographique effrayante.
Vu le très grand nombre de crises [que nous traversons]…, [il faut] soit que les régimes arabes adoptent l’initiative et participent à la campagne pour la modernisation et le progrès, soit que nous quittions la scène, laissant un élément étranger nous imposer l’agenda et la méthode qui lui conviennent le mieux. Nous avons besoin d’un changement authentique et profond qui ne soit pas seulement cosmétique. Le changement est possible et son potentiel énorme, à condition qu’il vienne de nous, et non de notre volonté de plaire aux Etats-Unis… » [8]
D – Des chroniqueurs libéraux s’opposent à l’initiative
Des chroniqueurs renommés pour leurs vues libérales ont par ailleurs critiqué l’initiative du partenariat. Abd El-Rahman Al-Rachid, directeur du quotidien saoudien Al-Sharq al-Awsat, édité à Londres, s’est montré favorable à l’initiative en soulignant toutefois qu’elle était vouée à l’échec: « Le discours [de Powell] a été violemment critiqué, malgré son contenu… Pourquoi ces aspirations positives ont-elles reçu un accueil moqueur dans presque tous les pays arabes?
A mon avis, la raison n’est pas le plan lui-même, mais son concepteur – c’est à dire, les Etats-Unis. Le problème se situe du côté de l’architecte, considéré – pour de bonnes ou de mauvaises raisons – comme une force qui détruit le Moyen-Orient et humilie la population arabe. Pourquoi faudrait-il donc coopérer avec une telle force?…
Les 29 millions de dollars que Powell veut bien investir à la démocratisation [des pays arabes] ne représentent pas le cœur du problème, contrairement à ce qu’essaient de faire croire certains chroniqueurs. Nous n’oublions pas que Washington a octroyé 40 millions de dollars à l’Egypte après que fut signée la paix avec Israël. L’argent n’est pas le centre des réformes politiques – lesquelles peuvent se passer de dollars quand il existe une volonté de réformes… » [9]
Le Dr Fahd Al-Fanik, d’Al-Raï, qui adopte généralement des vues progressistes, s’inquiète de ce que l’appel de Powell à la réforme ait pour seul effet de causer du tort aux réformistes dans le monde arabe: « L’image qu’a la rue arabe des Etats-Unis est bien pire que ce que croit Powell. Il sera difficile aux Etats-Unis de convaincre les Arabes de la justice et de l’équilibre de la politique américaine et de l’absence d’alliance stratégique avec Israël… Il sera encore plus difficile de les convaincre que les Etats-Unis n’appliquent de sanctions que sur Saddam Hussein, et non sur le peuple irakien, qu’ils ne feront la guerre qu’à Saddam Hussein, et non au peuple irakien. [De même, il sera difficile pour les Etats-Unis] de nier leur intention de conquérir Bagdad, capitale de l’Etat abbasside et emblème de l’honneur arabe, intention qui est une humiliation supplémentaire infligée aux Arabes et aux musulmans dans le monde…
[C’est pourquoi] l’adoption de cette initiative pourrait porter atteinte à la réputation de ces réformes et réduire au silence ceux qui les défendent, lesquels ne voudront pas se faire traiter de ‘partisans de la propagande américaine’. » [10]
[1] Al-Ahram (Egypte), le 19 décembre 2002
[2] Al-Ahali (Egypte), le 18 décembre 2002
[3] Al-Watan (Arabie Saoudite), le 15 décembre 2002
[4] http://www.thisissyria.net/2002/12/23/articles:html#2, le 23 décembre 2002
[5] Al-Ahram (Egypte), le 19 décembre 2002
[6] Al-Hayat (Londres), le 16 décembre 2002
[7] Al-Raï (Jordanie), le 17 décembre 2002 [8] Al-Qods (Autorité palestinienne), le 18 décembre 2002