A la suite de mesures prises par le pouvoir judiciaire conservateur pour réprimer les factions réformistes au parlement iranien (Majlis), les réformistes ont publié une déclaration visant à attirer l’attention sur la dégradation de la situation politique et sociale en Iran. 151 membres du Majlis ont apposé leurs signatures à un autre document – une » Lettre à la nation » – mettant en garde le pays des conséquences que pourrait avoir la politique opprimante des conservateurs.
L’intensification des mesures prises contre les activistes réformistes et la fermeture de dizaines de journaux favorables à la réforme ont conduit les dirigeants du Front de Participation islamique en Iran (FPII), la plus grande faction réformiste du pays, à annoncer que si l’appel public à une réforme politique, économique et sociale n’était pas entendu, ils considéreraient le régime comme illégitime, ce qui conduirait à » l’effondrement » de ce dernier ou à sa » transformation en dictature « .
Deux figures marquantes du camp réformiste, Mohammed Reza Khatami, frère du président Mohammed Khatami, Secrétaire général du FPII et membre du Majlis, et Abbas Abdi, membre du Comité central du FPII, ont déclaré que si les plans de réforme n’étaient pas appliqués, les réformistes démissionneraient du Parlement, où ils représentent la majorité. Les dirigeants réformistes ont également appelé à reconsidérer les relations irano-américaines et à agir dans l’intérêt de l’Iran, plutôt que de suivre la ligne politique traditionnellement anti-américaine du régime.
En réaction à la campagne de protestation réformiste, les conservateurs ont lancé une contre-offensive, accusant les réformistes de causer du tort au régime islamique, de collaborer avec des éléments étrangers et de manquer de loyauté envers l’islam. Les conservateurs ont précisé qu’ils pourraient déclarer l’état d’urgence dans le pays.
La campagne des réformistes : cinq éléments pourraient provoquer un effondrement du régime.
I – Le régime perd de sa légitimité
Pour conclure le troisième congrès du FPII (juillet 2002), Abbas Abdi a passé en revue les crises que traverse actuellement l’Iran. La plus importante d’entre elles, a-t-il dit, est » la crise de légitimité du régime, [lequel est en voie de perdre] la confiance [de la population]. » [1]
Mohammed Reza Khatami ajoute : » Le fossé entre les dirigeants et le peuple se creuse… C’est une situation de ‘double gouvernement’, parfaite pour les conservateurs. » [2] Khatami explique : » Quand nous aurons fait tout notre possible et atteint la conclusion que les affaires d’Etat ne sont plus de notre ressort…, nous quitterons la scène, et les conservateurs devront rendre des comptes au peuple. » [3]
Behzad Nabavi, vice-président du Majlis et importante figure réformiste, a prévenu les opposants à la réforme : » Ils doivent comprendre qu’ils ne peuvent gouverner le pays avec uniquement vingt pour cent des voix et qu’ils ne peuvent pas non plus mettre tous leurs problèmes sur le dos des puissances étrangères. Ils devraient aussi savoir qu’ils ne peuvent [sans cesse] avoir recours aux arrestations et à la violence pour diriger le pays. » Soutenant la menace de démission des réformistes, Nabavi ajoute : » Les conservateurs n’ont pas réussi à nous écarter du gouvernement, mais la situation actuelle ne vaut pas mieux que de le quitter. » [4]
II – Les Conservateurs bloquent les réformes
Abdi précise que le processus de réforme est » lent et source de frustrations… Les [conservateurs] ont poursuivi leurs efforts [pour mettre les bâtons dans les roues des réformateurs], et ceux qui s’élèvent contre les réformes devraient comprendre qu’il est dorénavant impossible de faire pencher la balance de leur côté… Il devrait être clair que les réformes représentent la volonté du peuple et qu’il est urgent d’agir. » Abdi critique les réformistes qui, selon lui, » sont trop modérés dans leur exigence de réforme. » [5]
En session parlementaire, le membre réformiste Rajabali Mazrouie s’en est pris aux conservateurs : » [Poursuivre les réformes est le seul moyen de surmonter la crise actuelle… « , dénonçant ensuite » l’étroitesse d’esprit de certains, qui ne comprennent rien aux développements intérieurs et mondiaux. Le refus répété du Conseil des Gardiens de ratifier les lois du Majlis a pour seule conséquence de révéler l’inefficacité du système… Les progrès économiques n’arrivent que par une évolution politique et culturelle. » [6]
Se référant aux ennemis de la réforme, Behzad Nabavi, vice-président du Majlis, a affirmé que rien n’arrêterait le mouvement de réforme : » Nous tiendrons bon jusqu’au bout, et conduirons les réformes à la victoire. » [7]
Le quotidien réformiste Tosee s’est aussi intéressé au problème : » Les droitistes s’imaginent qu’en arrêtant la réforme, ils retrouveront leur popularité perdue. Mais ils se trompent complètement : c’est [la perspective de] réformes qui a poussé la population vers les urnes aux élections présidentielles de 1997… Les Iraniens ont fait comprendre à diverses occasions qu’ils ne souhaitaient plus confier les affaires d’Etat aux membres du camp de la droite. Les conservateurs doivent tenir compte des droits et des exigences de la population. Ils doivent reconnaître leurs erreurs et rectifier leur politique. » [8]
III – Crise religieuse au sein de la population
Abdi a évoqué l’intensification de la crise des » valeurs religieuses » au sein de la société iranienne pieuse. Il s’est plaint de l’enchevêtrement des institutions du régime et des institutions religieuses, concluant que » la religion se propage grâce aux institutions du régime « . Les dignitaires religieux ont exprimé le souhait de » réformer les institutions politiques « , dit Abdi, » au lieu de quoi ils se sont trouvés absorbés par les institutions politiques… Jamais en Iran, les problèmes de la nation n’ont été, comme aujourd’hui, imputés aux dignitaires religieux. » [9] » L’appel à la séparation des pouvoirs rallie aujourd’hui plus d’étudiants que jamais auparavant « . [10]
IV – Controverse au sujet des relations irano-américaines
Mohammed Reza Khatami a appelé à rectifier la politique étrangère de l’Iran vis-à-vis des Etats-Unis en se basant sur l’intérêt de l’Iran. Il a accusé les conservateurs d’avoir besoin d’un ennemi extérieur pour préserver leur cohérence intérieure, précisant : » [Notre] politique étrangère devrait être définie par nos objectifs politiques nationaux… dans le respect de la constitution. » [11]
Reza Khatami a déclaré que par le passé, les relations irano-américaines s’étaient avérées » troubles et complexes, mais notre intérêt national ne doit pas se baser sur le passé. Aujourd’hui, l’attitude la plus répandue… concernant la politique iranienne envers les Etats-Unis consiste essentiellement à se laisser porter par ses émotions. » Khatami a ensuite fait l’éloge des idées de son frère, le Président, comme » le dialogue des civilisations » et la » coalition pour la paix « , soulignant que » l’Iran peut avoir des relations avec tous les pays, sauf Israël « .
Reza Khatami a déclaré que les Etats-Unis devaient respecter l’indépendance de L’Iran et éviter d’intervenir dans ses affaires intérieures, ajoutant que la première phase devrait être de clore la crise [actuelle] en instaurant une détente. A long terme, l’accent devrait être mis sur l’établissement de relations de confiance. Il a aussi appelé à prêter attention aux politiciens américains qui refusent » [la politique] belliciste et la violence des méthodes de l’Administration américaine. Il faut absolument que les Etats-Unis abandonnent leur politique basée sur ‘l’axe du mal’ : ce n’est qu’après que nous pourrons envisager une détente. » [12]
Un sondage portant sur les relations irano-américaines effectué à Téhéran (publié en septembre 2002) révèle que 75% des sondés sont favorables à des pourparlers avec les Etats-Unis et que 68% considèrent qu’entamer des pourparlers avec les Etats-Unis n’est pas humiliant pour l’Iran. 70% pensent toutefois que l’Administration américaine n’est pas digne de confiance. [13]
Suite à la publication de ce sondage, le pouvoir judiciaire a fait fermer les trois institutions gouvernementales en charge du sondage, à la demande du Majlis, arrêtant les responsables. L’un d’entre eux n’était autre qu’Abbas Abdi, également directeur de l’institut de recherche Ayandeh. [14] Egalement arrêté : l’ancien vice-ministre de la culture et de l’orientation islamique, Ahmed Bourqani, responsable de ces instituts. Des mesures ont également été prises contre le directeur de l’Agence de presse de la république islamique (IRNA), responsable de la publication du sondage. [15]
V- Renforcement des mesures de répression des conservateurs (pouvoir judiciaire)
151 membres du Majlis ont signé une lettre ouverte, lue par le membre réformiste du Majlis, Mohammed Naimipour, condamnant les mesures de répression des conservateurs : la fermeture de plus de 70 journaux réformistes ces trois dernières années ; les mesures prises à l’encontre de Mohsen Mirdamadi, membre important du Majlis et propriétaire du journal réformiste Nourouz (fermé en juillet 2002) ; la dissolution de Mouvement de la Liberté (Nehzat -e Azadi) et les peines de prison, allant jusqu’à vingt ans, dont ont été inculpés des dizaines de ses membres ; l’arrestation de l’écrivain Siamak Pourzand, âgé de 71 ans, accusé d’avoir » agi favorablement aux Etats-Unis et causé du tort au régime islamique… » » En termes démocratiques « , dit la lettre, » le pouvoir judiciaire a pour mission de défendre les droits des civils. Mais en Iran, c’est le ministre de la Justice qui encourage la fermeture des quotidiens. » [16]
Les membres réformistes du Majlis se sont plaints de l’absence de liberté politique, laquelle entre en totale contradiction avec l’image que les conservateurs ont cherché à se donner aux réunions tenues en août 2002 avec la délégation européenne en visite en Iran : » Au cours des récentes négociations entre la Sécurité nationale, les membres de la commission des affaires étrangères du Majlis et l’éminente délégation européenne, on a donné l’impression [fausse] qu’il est légal en Iran de critiquer le statut quo dans les limites de la loi… La délégation européenne a été convaincue que la liberté d’expression règne en Iran. Mais comment expliquer dans ce cas la dissolution du Mouvement de liberté en Iran ? » [17]
Abbas Abdi soutient que ces mesures répressives ont été prises dans le but de faire taire les membres réformistes pour leur éviter de connaître [le destin de ceux qui ont déjà été accusés]. Il a prévenu que [les mesures répressives] » n’éteindront aucun parti ni aucune pensée. » [18]
En réponse, Hossein Mir-Mohammed Sadeqi, porte-parole du pouvoir judiciaire, s’est contenté de rappeler que les verdicts de la Justice devaient être acceptés sans protester : » Il est étonnant de constater que la déclaration des réformistes qualifie plusieurs verdicts d’actes contre la solidarité nationale, alors que partout ailleurs dans le monde l’indépendance du Juge est respectée en vertu des lois. » [19]
* Ayelet Savyon est responsable du projet médiatique iranien
[2] Iran, le 28 juillet 2002. L’expression » double gouvernement » se réfère à la structure politique iranienne. Le Majlis, qui jouit d’une majorité réformiste, est élu par le peuple, alors que le Guide suprême Khameneï et les autres conservateurs titulaires des postes de haut rang du pouvoir judiciaire sont nommés par l’establishment conservateur ; le véritable pouvoir en Iran se trouve entre les mains de ces derniers. Les conservateurs, tout en vantant le processus démocratique de leur pays, représentent une autorité parallèle qui le supervise.
[3] Iran Daily, le 21 août 2002. Mohammed Reza Khatami a ensuite évoqué le fonctionnement du Majlis, précisant : » Le Majlis a mis un frein aux mouvements anti-démocratiques, ce qui en soi est un grand succès. »
[6] Hayat-e No, le 5 août 2002
[8] Tosee, cité dans Iran Daily, le 25 août 2002
[10] L’appel à la séparation des pouvoirs n’est pas nouveau, mais par crainte, le régime a pris de dures mesures à l’encontre de ses partisans. L’ayatollah Montazari a été arrêté en 1996 ; l’activiste politique Hachem Aghajari, qui a récemment déclaré que la séparation des pouvoirs représentait la seule solution aux problèmes sociaux en Iran, a été mis en procès pour avoir offensé le régime et condamné à mort, ce qui a provoqué de violents affrontements entre manifestants étudiants et extrémistes.
[11] Iran, le 28 juillet 2002 ; Aftab-e Yazd, le 28 juillet 2002
[12] Depuis la déclaration faite en juillet par le président Bush en soutien aux étudiants iraniens, les réformistes ont pour la plupart pris soin de ne pas prendre parti pour les Etats-Unis, s’appliquant à condamner » les tendances agressives » des Etats-Unis.
[13] Hayat-e No, le 23 septembre 2002
[15] Iran Daily, le 27 octobre 2002 ; IRNA, le 1er et 2 octobre 2002 ; IRNA, le 1er novembre, 2002
[16] Hayat-e No, le 5 août 2002 ; Iran Daily, le 5 août 2002
[17] Hayat-e No, le 5 août 2002 ; Iran Daily, le 5 août 2002. L’Union européenne a dernièrement décidé de ne pas émettre de résolution critiquant la situation des droits de l’homme en Iran, contrairement au désir du ministre danois des Affaires étrangères Per Stig Moeller, qui souhaitait » aider les réformistes en Iran. Ils sont majoritaires dans le pays. Ainsi nous donnerons une chance au dialogue « , IRNA, le 21 octobre 2002
[18] Aftab-e Yazd (farsi) ; Iran Daily, le 1er août 2002
[19] Resalat (farsi), le 6 août 2002 ; Iran Daily, le 6 août 2002