Le quotidien libanais pro-syrien Al-Safir a publié une interview accordée par le “paysan égyptien”, le président Hosni Moubarak (n° du 7 décembre 2001). En voici quelques extraits [1]
Le conflit israélo-palestinien
Question: Comment voyez-vous la dernière attaque israélienne contre l’Autorité palestinienne?
Le président Moubarak: Il est aussi grave qu’insensé d’avoir pris pour cible l’aéroport [de Gaza] et les quartiers généraux [d’Arafat], et de considérer l’Autorité Palestinienne comme un groupe terroriste. C’est passer outre ce qui compte vraiment: [le fait que] nous voulions parler de paix. Nous sommes contre le meurtre d’innocents, en Israël comme en Palestine. Tous sont des êtres humains. Tuer des innocents est un acte d’une extrême gravité. Depuis l’instauration du gouvernement Sharon, on ne voit pas la fin du cycle action-réaction… Nous sommes entrés dans un cercle vicieux qui doit être brisé, et cela ne peut se faire qu’en s’asseyant à la table des négociations. Tout d’abord, il faut lever le bouclage des villages et des villes, pour que les gens puissent pousser un soupir de soulagement, recouvrer un peu d’espoir en l’avenir, et qu’ils acceptent ainsi de mettre fin à la violence.
Q:Est-ce que la déclaration de guerre de Sharon à l’Autorité Palestinienne représente un pas vers l’élimination de cette dernière?
M: Que signifie “déclaration de guerre”? Sharon va-t-il se battre contre un pays? Il possède un arsenal d’armes et d’avions, alors que les Palestiniens n’ont rien. S’il a vraiment déclaré la guerre, c’est à un peuple sans défense. Les paroles de Sharon sont stupides: déclarer la guerre à qui?… Il n’obtiendra rien en agissant de la sorte, ni la sécurité pour son peuple, ni la stabilité dans la région.
Les attentats suicides sont la seule arme des Palestiniens.
Q: Et que pensez-vous de la menace de Sharon de détruire l’Autorité Palestinienne?
M: Si c’est ce qu’il veut, il n’y arrivera pas… La violence sera encore plus forte que par le passé… Elle sera présente aussi bien “à l’intérieur” qu’à l’ “extérieur”. Avons-nous besoin de cela? … Cela dit, il est évident que l’état de frustration du citoyen palestinien va le pousser à d’autres explosions. Depuis que Sharon a parlé, j’appréhende la riposte palestinienne. Peut-être interviendra-t-elle dans une, deux, ou trois semaines. Personne ne peut être sûr de rien. Le Palestinien est un être humain. Sa seule arme est de s’envelopper d’explosifs et de se faire sauter.
Q: La porte de l’espoir représentée par les négociations s’est-elle refermée?
M: Si vous viviez dans un village ou une ville de Palestine, vous ne pourriez pas envoyer vos enfants à l’école ou à l’hôpital. Ni les nourrir. Vous vivriez dans la frustration. Vous décideriez de vous suicider et d’emporter quelqu’un avec vous. C’est la situation actuelle, et on n’en verra pas la fin à moins de trouver une solution. Par ces mots, je ne demande pas que continue la violence. Toutes les parties doivent y mettre un terme. Il y a eu des négociations avant l’arrivée [au pouvoir] de Sharon. Sharon a tout fait pour enflammer la situation, y compris au tout début, avec sa visite à Al-Haram Al-Sharif [le Mont du Temple]. Pour ce qui est de nos relations, il m’a appelé une fois. Avant cela, les contacts avec Rabin, Peres et Barak étaient nombreux et rapprochés. Nous discutions même souvent avec Netanyahou et Shamir. Par contre, personne ne discute avec le gouvernement actuel. [2]
Après le décès d’Arafat: la course aux armes non conventionnelles
Q: Etes-vous inquiet pour Yasser Arafat?
M: Je m’inquiète avant tout pour la paix. S’ils font l’erreur de tuer Arafat, ils auront commis un crime aussi bien contre le peuple palestinien que le peuple israélien, parce qu’il sera difficile de trouver ne serait-ce qu’un Palestinien capable de rassembler autour de lui le peuple palestinien.
Q: Cela représenterait aussi l’assassinat d’un chef d’Etat.
M: Oui, ce serait aussi l’assassinat d’un chef d’Etat, et cela conduirait à l’anarchie, ce qui causerait beaucoup de tort à Israël. Qu’arrivera-t-il après Arafat? Qui donc Israël tiendra-t-il pour responsable? Les dirigeants du Hamas? Le FPLP et les autres? Il y aura six, sept, huit dirigeants qui se feront la guerre pour gagner la confiance des Palestiniens. Et ce sera au moyen d’actions contre Israël. Puis ce sera l’anarchie. Si ça continue comme ça, on ne verra pas la fin de la crise, et les peuples exploseront quand ils verront Israël s’armer alors qu’eux ne peuvent rien faire. Jusqu’à quand accepteront-ils cette situation? Il ne fait aucun doute que leur patience a des limites, et qu’ils finiront par être à bout. Cela obligera les gouvernements à entrer dans la course à l’armement, dans le but d’obtenir des armes de destruction de masse, des armes biologiques – un tube à essai de microbes peut détruire tout un peuple -, des armes chimiques, nucléaires, que l’on peut se procurer dans des valises, dans l’ancienne Union soviétique. Et alors toute la région, Israël compris, courra le risque d’un anéantissement total…
Moubarak a averti le lobby juif américain de la destruction du Moyen-Orient
Q:Pensez-vous que l’administration américaine actuelle est en mesure de forcer Israël a respecter [les accords]?
M: Je pense que n’importe quelle administration américaine est capable de cela. L’Amérique est garant de la durée de vie d’Israël: elle lui fournit armement, budget et soutien. Israël se rebelle de temps à autre, comptant sur le lobby juif, mais j’ai averti les représentants de ces organisations quand je les ai rencontrés que ce genre de rébellions pouvait conduire à la destruction de la région. Je ne dis pas que dans un an ou deux la région sera détruite, mais peut-être dans cinq, ou dix ans, à cause des armes chimiques, nucléaires ou biologiques. Il n’y aura pas de rescapés. C’est pourquoi nous voulons le désarmement nucléaire, chimique et biologique dans la région. L’Amérique a ici des intérêts auxquels elle n’est pas prête à renoncer. L’instabilité dans la région risque de balayer tous ces intérêts…
Ben Laden et le cheikh Omar Abd El-Rahman étaient “des héros américains”
Q: Le régime de Sadate a-t-il encouragé la montée des islamistes?
M: Non. Certaines personnes ont conseillé à Sadate d’encourager les groupes islamistes pour faire face au communisme. Ce conseil était bien sûr peu avisé, vu que le communisme n’a pas survécu dans nos pays et n’a pas réussi dans son pays d’origine. Mais après que ceux qu’on appelle “moudjahidin” furent partis pour l’Afghanistan, ils se sont endurcis et ont commencé à répandre des idées extrémistes. Les gens comme Omar Abd El-Rahman et Ben Laden étaient alors des héros américains. C’est ce que j’ai dit aux Américains, à la télévision.
Quand la guerre contre les Russes a pris fin, ces derniers ont quitté l’Afghanistan. Ben Laden s’est retrouvé en possession d’argent et de drogue. Les Américains ont emporté Omar Abd El-Rahman en Arabie Saoudite puis au Soudan. Puis ils lui ont donné un visa pour l’Amérique. J’ai dit aux Américains que les tribunaux égyptiens le voulaient. Ils m’ont répondu: “Voulez-vous qu’on vous l’envoie?” Je leur ai dit: “Gardez-le, mais ça vous coûtera cher.” Après cela, il y a eu la catastrophe de World Trade Center. Le lobby juif monte la presse américaine contre l’Egypte
Q: Dans les relations entre l’Egypte et les Etats-Unis, on assiste parfois à l’intrusion d’un troisième interlocuteur clandestin: Israël
M: Nos relations avec les Etats-Unis sont solides et basées sur des intérêts communs, bien que le lobby juif essaie parfois de les miner en créant des scandales, comme récemment avec l’affaire des armes… [3]
Cela dit, les choses vont de l’avant parce que les Américains ont des intérêts chez nous ; le lien qui nous rattache est fort. Le lobby juif poursuit ses efforts, mais ne rencontrera an aucun cas le succès. Ses efforts se reflètent dans bon nombre de journaux et chez certains chroniqueurs, qui écrivent à la demande des Israéliens. Nous savons que ce sont les Israéliens qui incitent le lobby juif à agir de la sorte. A l’époque où Barak négociait avec les Palestiniens, ils nous ont demandé d’exercer des pressions sur les Palestiniens, ce que nous avons refusé de faire. C’est alors qu’ils se sont mis à nous attaquer. Mais nous avons toujours su leur répondre.
L’Egypte est une démocratie et Israël une dictature
Q: Qu’attendaient-ils de l’Egypte pour en arriver à cette agression?
M: Sommes-nous les seuls concernés? Non. L’Arabie Saoudite l’est aussi. C’est la presse [américaine] qui est passée à l’attaque, affirmant que nous ne sommes pas d’une grande aide en Afghanistan – bien que notre pays ait souffert du terrorisme et que nous ayons été les premiers à réclamer une conférence internationale sur la lutte contre le terrorisme. Nous avons fourni une aide d’une autre nature, au lieu d’envoyer nos forces sur le terrain. Dans tous les cas, cela [envoyer la force militaire] nécessite l’accord du Parlement. Ca me surprend d’entendre dire qu’Israël est le seul Etat démocratique de la région. Moi, je dis que c’est la seule dictature, parce que là-bas, toutes les décisions sont prises par un seul et même individu, alors qu’en Egypte, je ne suis pas le seul décisionnaire. Le Parlement doit donner son accord à la majorité des deux tiers pour que je puisse envoyer nos fils se battre à l’étranger…
Q: Mais pourquoi l’Arabie Saoudite est-elle aussi attaquée?
M: Voilà encore quelque chose incompréhensible. C’est peut-être le fait des Juifs, poussés par Israël, qui veulent humilier [les Arabes]. Mais à quoi cela les a menés de nous attaquer? A rien. Autrefois, au temps où Clinton était président, nous avons subi des agressions similaires, mais elles ne nous intéressent pas. Nous avons fait ce que nous devions faire, en tenant compte de nos responsabilités. Je suis convaincu que l’opinion égyptienne s’en rend compte. Je vous garantis que cette agression ne m’ébranle pas d’un cheveu. N’imaginez pas que je sois soucieux ou nerveux. Les agressions israéliennes sont inefficaces: ils n’obtiendront rien parce que le public égyptien est au courant de l’affaire. Il n’y a pas de secrets. [En Egypte], il y a liberté de presse, du système judiciaire et du Parlement. Tous les problèmes sont posés ouvertement et de façon transparente. Nous continuerons à avancer sur le droit chemin, sans prêter attention à ces chroniqueurs [américains], motivés par l’argent. Les Egyptiens connaissent la vérité. Si je n’avais pas d’orientation précise, il n’y aurait pas eu d’agression contre l’Egypte et son président…
Le fils du président
Q: Quel rôle joue votre fils, Gamal Moubarak?
M: Il joue un rôle dans le parti démocratique national, loin de tout pouvoir exécutif. Mais il y a des rumeurs de temps à autre… qui prétendent qu’il va être nommé vice-président. Gamal est allé en Angleterre, où il a travaillé dans une banque. Il a acquis de l’expérience, s’intéresse aux investissements et à l’économie. C’est pourquoi je vous dis: ne vous fiez pas aux rumeurs qui courent de temps en temps. Elles sont sans fondement…
Les attaques du Hezbollah contre Israël
Q:Que pensez-vous de la résistance déployée dans les fermes de Shaba [en référence aux attaques du Hezbollah contre Israël] que l’Amérique tente de qualifier de terrorisme?
M: Soyons clair: celui qui défend sa terre sur sa terre n’est pas un terroriste. Si j’expulse un colon de ma terre, comment pourrait-on qualifier cela de terrorisme? Le jeune Libanais est lié à sa terre, et disposé à la défendre, tout comme le Palestinien, qui se bat et défend sa terre pour qu’elle lui soit rendue. Oubliez les vaines paroles de Sharon.~
[1] Al-Safir (Liban), le 7 décembre 2001
[2] L’entretien a bien entendu eu lieu avant que Moubarak n’envoie Ahmad Maher, ministre des Affaires étrangères égyptien, rencontrer Sharon à Jérusalem.
[3] En référence aux déclarations selon lesquelles l’Egypte développerait des missiles conjointement à la Corée du Nord. Les autorités égyptiennes démentent ces déclarations depuis février 2000, date à laquelle la CIA a sorti un rapport sur le sujet. Néanmoins, Hosni Moubarak a lui-même déclaré à l’hebdomadaire égyptien Al-Mussawar dans un entretien daté du 6 janvier 2001: “Quand les Américains m’ont dit que nous développions des missiles de portée moyenne avec la Corée [du Nord], j’ai répondu: ‘Pourquoi ne pas nous inclure à l’industrie du missile, comme vous faites avec Israël?'” Mais à présent, Moubarak dément à nouveau l’existence d’un programme commun de fabrication de missiles.