Par Yigal Carmon, A. Savyon et U. Kafash *
Depuis ses débuts, le régime de la Révolution islamique d’Iran défend l’idée d’exporter sa révolution dans l’ensemble du monde musulman. Cette doctrine est enracinée dans la pensée du fondateur de la Révolution, l’ayatollah Ruhollah Khomeini, notamment dans son livre Al-Hukuma Al-Islamiyya (Le gouvernement islamique, Beyrouth, 1979). Dans ce livre, il présentait sa conception niant l’existence de peuples et d’Etats en islam, et aspirant à réaliser l’unité islamique. Khomeini se définissait comme musulman, et non comme iranien ou chiite, et qualifiait la Révolution d’islamique et non d’iranienne ou chiite. Selon lui, le nationalisme est un complot impérialiste visant à affaiblir et à diviser le monde islamique, et l’unité islamique est le moyen de rendre à l’islam sa grandeur. Le régime en Iran est un tremplin pour parvenir à une « révolution islamique globale », et l’exportation de la Révolution est l’outil permettant d’atteindre l’unité islamique.
Ce concept, que les idéologues révolutionnaires iraniens ont dénommé Umm Al-Qura – l’un des noms de la Mecque – considère que l’Iran est la Mecque véritable, à savoir qu’il est le pôle religieux, spirituel et politique du monde musulman. Ces idéologues ont présenté une vision et une mission pour répandre l’islam chiite révolutionnaire dans l’espace géographique et religieux du monde musulman.
Selon cette doctrine, l’Iran s’attribue le rôle de dirigeant du monde de l’islam sunnite, fondé sur la Mecque et sur le rôle historique de cette ville dans l’histoire musulmane, dans le cadre du conflit religieux et politique qui s’étend sur des générations entre le chiisme et le sunnisme. Cela constitue aussi une strate supplémentaire de la discussion philosophique interne au monde musulman sur la forme qu’un régime islamique doit revêtir, et sur la manière de reconstruire le monde musulman, après des siècles de défaites récurrentes face à la civilisation occidentale.
En principe, la vision islamique globale, partagée tant par les sunnites que par les chiites, est que l’islam ne définit pas seulement des frontières souveraines, mais exige également la loyauté des musulmans qui vivent en dehors des frontières de l’Etat islamique et leur obédience au souverain de cet Etat.[1] Aussi il n’est pas étonnant que le concept d’Umm Al-Qura, en tant que centre politico-religieux du monde musulman tout entier, ait été développé à l’époque moderne par le penseur sunnite Al-Rahman Al-Kawakibi à la fin du 19e siècle, à la veille de l’effondrement de l’empire ottoman, dernier califat islamique. Dans son livre Umm Al-Qura, publié en 1901, Al-Kawakibi propose une doctrine visant à restaurer le statut de l’islam et des musulmans, focalisée sur le rétablissement des Arabes, dont l’identité ethnique distincte et unique n’est pas partagée par les autres peuples musulmans, comme dirigeants du monde islamique et sur le retour des musulmans à l’islam salafiste des origines. Dans la pensée d’Al-Kawakibi, deux aspects idéologiques ont nourri deux mouvements différents du monde arabe et musulman à l’époque moderne : le mouvement national arabe anti-impérialiste, et le mouvement salafiste musulman, d’où ont émergé les différents mouvements islamistes djihadistes.

Le concept d’Umm Al-Qura a été adopté et mis à jour par les idéologues révolutionnaires iraniens, lesquels l’ont adapté aux besoins de la Révolution islamique iranienne. Ainsi, l’ayatollah Sadeq Taqi Mesbah Yazdi a publié, à l’automne 1996, un article intitulé « Les compétences du juriste théologien [Vali-e Faqih] en dehors des frontières [de l’Etat] », dans le journal Islamic Regime du Centre de recherche scientifique de l’Assemblée des Experts.[2] Dans son article, Mesbah Yazdi a souligné le fait que les musulmans étaient obligés de prêter allégeance (la baya) et d’obéir au souverain musulman, indépendamment des frontières géographiques, de l’affiliation ethnique, de la langue ou de tout autre facteur. Il affirmait : « Du point de vue de l’islam, l’élément principal pour l’unité de la oumma et de la société islamique est l’unification de la foi, et il n’y a aucune validité dans l’unité des Etats et dans l’existence des frontières géographiques, qu’elles soient naturelles ou conventionnelles… Si un certain Etat islamique est dirigé par le Juriste-théologien, son dirigeant a la suprématie… Par conséquent, ses ordres sont contraignants pour tout musulman, et même les musulmans des pays non musulmans doivent lui obéir. » [3]

Notons que la conception des idéologues iraniens de l’Umm Al-Qura n’est pas dirigée contre l’Occident impérialiste – à savoir, les Etats-Unis, Israël, etc. – mais qu’il s’agit plutôt d’un camouflage des efforts de l’Iran pour étendre son hégémonie du territoire iranien chiite au sein du monde islamique, aux dépens de l’hégémonie sunnite historique qui a prévalu au Moyen-Orient pendant 14 siècles. Même si la haine de l’Amérique, le Grand Satan, et d’Israël, le Petit Satan, ainsi que l’antisémitisme, sont des éléments centraux de l’idéologie du régime révolutionnaire islamique en Iran, le concept d’Umm Al-Qura, qui traite du conflit historique chiite-sunnite, n’est pas dirigé contre eux.

La haine des Etats-Unis et d’Israël est un point idéologique central, qui utilise le concept d’Umm Al-Qura pour camoufler l’aspiration iranienne chiite à étendre l’hégémonie iranienne aux dépens de l’hégémonie sunnite dans la région. Le dialogue avec les Etats-Unis et même avec Israël est possible et a été entrepris dans le passé lorsque c’était nécessaire, mais l’hostilité iranienne chiite envers l’islam sunnite dans la région et le combat contre ce dernier sont des questions existentielles, en ce qui concerne l’Iran révolutionnaire.
Les porte-parole iraniens veillent à ne pas présenter le concept d’Umm Al-Qura comme une doctrine iranienne destinée à étendre l’hégémonie de l’Iran. Afin de dissimuler leur véritable objectif, et de maintenir les musulmans sunnites dans l’obscurité et de les recruter au service du combat iranien pour l’hégémonie régionale, l’ayatollah Khomeini a forgé le proverbe « Le chemin de Jérusalem passe par Karbala” – à savoir, le combat pour l’objectif islamique final (Jérusalem) passe par le contrôle iranien des zones qui ont été historiquement soumises à l’hégémonie sunnite (Karbala en Irak). Ce slogan est répété par les officiels du régime et par les dirigeants militaires iraniens jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, même l’implication iranienne chiite dans les combats contre l’Etat islamique sunnite (EI), présentée par le régime iranien comme un combat justifié contre le terrorisme, constitue une couverture pour l’aspiration iranienne chiite à l’hégémonie régionale, en éliminant délibérément tout centre de pouvoir sunnite dans la région des combats – l’Irak, la Syrie et le Yémen – afin de créer un espace continu d’hégémonie iranienne allant de l’océan indien à la Méditerranée.[4]
Cette stratégie n’était pas totalement claire, car l’Iran s’est abstenu de toute implication directe dans les conflits entre sunnites et chiites, agissant uniquement par le biais d’intermédiaires – et ses porte-parole ont publiquement nié toute action de la sorte et souligné que l’Iran n’avait jamais déclenché de guerre contre ses voisins. Mais cette stratégie a récemment été révélée au grand jour, lorsque l’Iran a commencé à s’impliquer militairement dans les zones de conflit sunnites-chiites. Au cours des dernières années, des officiels iraniens haut-placés ont commencé à afficher ouvertement cette stratégie.
Ainsi, par exemple, Ami Yousseni, conseiller du président iranien Hassan Rohani et ancien ministre des Renseignements, a affirmé en mars 2015 que l’Iran était de nouveau devenu un empire, comme par le passé, et que sa capitale, l’Irak, « était le pôle du patrimoine, de la culture et de l’identité iranienne ». Il a souligné que l’islam iranien était le pur islam, dénué de tout arabisme, racisme ou nationalisme.[5]


Ali Akbar Velayati, conseiller du Guide suprême iranien Ali Khamenei, a affirmé en février 2013 : « L’Iran a planifié ses positions défensives à l’extérieur de ses frontières et lié son destin à celui des pays islamiques, et par conséquent, il soutiendra les dirigeants comme le [président syrien] Bachar Al-Assad jusqu’à la fin. » [6]
L’ayatollah Mohammed Baqr Kharazi, directeur-général du Hezbollah en Iran et membre de l’élite du régime iranien, a présenté en 2010 un plan pour établir un « Grand Iran » au Moyen-Orient, en Asie centrale, dans le Caucase et en Afghanistan, dans une première étape, avant de créer une union des pays islamiques sous la direction de l’Iran.[7] En 2013, il a promis que s’il était élu président, il ramènerait le Tadjikistan, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sous la souveraineté iranienne. [8]

Le 2 mai 2014, Yahyah Rahim Safavi, conseiller de sécurité du Guide suprême iranien Ali Khamenei et ancien commandant du Corps des Gardiens de la Révolution islamique d’Iran (CGRI), a affirmé : « La ligne de défense de l’Iran contre Israël s’étend jusqu’au Sud-Liban, et notre profondeur défensive stratégique atteint la Méditerranée et passe par-dessus Israël. » [9]
Ali Saidi, représentant de Khamenei au sein du CGRI, a affirmé en août 2015 que la profondeur stratégique de l’Iran était située au Yémen, au Liban, à Gaza, à Bahreïn et en Syrie.[10]

Le commandant du CGRI, Ali Jafari, a affirmé le 15 septembre 2014 que « les missions de [l’unité d’élite du CGRI] la Force Qods étaient au-delà des frontières de l’Iran et qu’elle aidait les mouvements révolutionnaires, les mouvements de résistance, et les opprimés dans le monde entier. Que ce soit en Syrie, en Irak, au Liban, si notre aide est nécessaire, nous l’apporterons. »[11]

Mohammed Ali Falaki, général du CGRI à la retraite et membre de l’élite militaire iranienne, a abordé en août 2016 le sujet de l’Armée de libération chiite que l’Iran a créée pour mener la guerre sur trois fronts au Moyen-Orient – en Syrie, en Irak et au Yémen – sous le commandement du dirigeant de la Force Qods, Qassim Soleimani, et sous la supervision du Guide suprême Khamenei.[12]
Hossein Hamdani, ancien commandant du CGRI à Téhéran, a révélé lors d’une conférence du régime en mai 2014 à Hamadan l’étendue de l’implication de l’Iran en Syrie. Il a déclaré que l’Iran opérait en Syrie par souci des intérêts de la Révolution islamique et qu’il avait établi des milices populaires, dénommées le second Hezbollah, dans 14 districts de Syrie, totalisant 70 000 hommes.[13]

Mehdi Taeb, dirigeant du think-tank Ammar Base lié à Khamenei et frère du directeur des renseignements du CGRI, Hossein Taeb, a déclaré en mars 2013 que la Syrie était « le 35e district [de l’Iran] et un district stratégique pour l’Iran », et a souligné que sa perte entraînerait la perte de Téhéran.[14]

En outre, l’escalade du conflit irano-saoudien dans ses différents aspects, tant politiques que militaires, a également exposé des aspects supplémentaires de cette stratégie (voir Annexe : Rapports de MEMRI sur le conflit irano-saoudien).
Au-delà de ces déclarations, l’approche de l’Iran se manifeste sur le terrain par son implication militaire dans différentes zones de combat dans la région – en Irak, Syrie, au Liban et au Yémen – dans ses investissements considérables et dans le prix élevé qu’il paie en victimes chiites, venant de l’Iran et du monde musulman tout entier.[15]
* Yigal Carmon est président de MEMRI ; U. Kafash est chercheur à MEMRI ; A. Savyon est directrice du projet des médias iraniens de MEMRI