Par Mohamed Sifaoui –
Dans ce dixième chapitre d’une étude sur l’évolution, dans l’histoire, de courants islamiques ayant posé les fondements du « djihadisme », Mohamed Sifaoui s’intéresse à l’époque moderne, à l’emprise du projet islamiste sur les jeunes musulmans, au Moyen-Orient, au Maghreb mais aussi en Europe, évoquant aussi bien la création de l’UOIF en France que le ralliement des Afghans aux talibans.
Le projet islamiste va redonner de la fierté aux jeunes musulmans
La guerre contre les Soviétiques et son issue représentent une victoire psychologique pour les islamistes. Ils croient avoir vaincu, à eux seuls, l’Armée rouge grâce à « la volonté d’Allah ». Le nationalisme arabe, qui a essuyé tant de défaites, est définitivement mort et enterré. Désormais, c’est le projet islamiste qui va redonner de la fierté aux jeunes musulmans, de plus en plus excédés par leurs dirigeants considérés, souvent à juste titre, comme des incompétents, des dictateurs, des corrompus, incapables de sortir leur pays du marasme économique, social et politique dans lequel vit le monde arabo-musulman depuis plusieurs décennies.
Pour les idéologues de l’islamisme, qui n’ont pas oublié l’expulsion des troupes américaines et françaises du Liban en 1983 à l’issue d’une multitude d’opérations suicides menées par le Hezbollah libanais, les choses sont claires : si l’Union soviétique a été mise à terre, tous les régimes peuvent l’être également. Cette victoire, pourtant acquise grâce à l’Occident, fut psychologiquement perçue par tous les islamistes, aussi paradoxal que celui puisse paraître, comme un signe annonciateur de futures victoires contre l’Occident.
Les idéologues du terrorisme islamiste utiliseront dès lors régulièrement ces deux exemples comme argument pour galvaniser les foules, lors de prêches enflammés, que ce soit à La Mecque, au Caire, à Alger, à Gaza ou à Djakarta. Les signes de rébellion se multiplient au cours des années 1980. Le président Sadate est assassiné en 1981. L’année suivante, Mustapha Bouyali, un islamiste algérien, prend le maquis et organise des attaques terroristes contre les forces de l’ordre. Il prône l’instauration de l’État islamique en Algérie. Il sera finalement tué dans une embuscade tendue par la Gendarmerie algérienne en 1987.
En Tunisie, le groupe islamiste Ennahda (Le Renouveau) se fait de plus en plus menaçant et veut l’instauration d’un État islamique. Les universités de Tunis sont alors infestées d’islamistes. Si le président Bourguiba exerce une forte répression, les « barbus », comme on les appelle déjà, menacent sans cesse son régime. Ils préparent même un coup d’État ; mais l’homme fort de Tunis, Zine Al-abidine Ben Ali, prendra tout le monde de vitesse : le 7 novembre 1987, il dépose Bourguiba et s’empare du pouvoir. Il le détiendra jusqu’à sa chute provoquée par ce que l’on appellera le « Printemps arabe ».
Quelques islamistes tunisiens et Fayçal Mawlawi, un Libanais sunnite, créent, en France, l’UOIF, une branche des « Frères musulmans »
Au Maroc, la Salafia Djihadia (le salafisme combattant), un groupe salafiste appelant au jihad, et d’autres groupuscules islamistes, sont également très actifs. Ils remettent en cause la légitimité du roi Hassan II. Plusieurs islamistes marocains s’exilent en Europe pour fuir la répression du monarque qui s’est autoproclamé « commandeur des croyants ».
C’est à cette même époque que quelques islamistes tunisiens et Fayçal Mawlawi, un Libanais sunnite, créent, en France, l’UOIF, une branche des « Frères musulmans » qui commence à faire du prosélytisme dans les universités, les cités universitaires et les quartiers populaires. À Londres, Bruxelles, Rotterdam, Madrid, Milan ou en Scandinavie, les islamistes s’organisent aussi. Le mouvement est en marche.
En Asie du Sud-Est, c’est le même scénario. Dans plusieurs pays de la région, des groupes islamistes se constituent et exigent l’instauration d’États théocratiques, avec le soutien financier saoudien, par exemple, en Thaïlande, aux Philippines ou en Indonésie. Au Soudan, ils accèdent au pouvoir à l’issue du coup d’État du général Omar Al-Bashir, soutenu alors par Hassan Al-Tourabi, un idéologue respecté dans les milieux islamistes et formé à la Sorbonne.
Après la dislocation du bloc de l’Est, des islamistes tchétchènes, soutenus également par des combattants étrangers, espèrent eux aussi instaurer une République islamique et se rebellent contre Moscou. Des groupes de plus en plus radicaux naissent en Somalie, au Nigeria, en Jordanie, en Syrie, et ailleurs.
Même au pays du wahhabisme, un islamisme plus radical que celui de l’État se fait connaître.
C’est dans ce contexte international où l’islamisme connaît une ascension fulgurante qu’intervient, en 1990, l’invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein. La monarchie saoudienne est inquiète. Les Américains viennent à la rescousse et foulent la terre de la péninsule Arabique, ce qui déplaît fortement aux idéologues wahhabites et à Oussama Ben Laden. Ce dernier propose aux dirigeants de son pays de ne pas s’appuyer sur les Américains et de laisser plutôt ses hommes, les anciens d’Afghanistan, venir soutenir la monarchie face à la menace irakienne. Proposition naturellement rejetée par les émirs de Riyad qui préfèrent alors mettre leur sort entre les mains de la première puissance mondiale plutôt qu’entre celles de quelques desperados. Cette décision poussera Ben Laden et plusieurs idéologues à formuler de vives critiques à l’égard du Palais. Ben Laden est alors sommé de quitter le pays. D’autres salafistes comme les cheikhs Salmane Al-Awdah ou Al-Hawali sont emprisonnés pour avoir critiqué la monarchie. Même au pays du wahhabisme, un islamisme plus radical que celui de l’État se fait connaître.
Après cet épisode, Oussama Ben Laden, décrit alors uniquement comme un « milliardaire saoudien » part pour le Soudan. À Khartoum, plusieurs de ses anciens compagnons d’armes le rejoignent. Ils sont, pour la plupart, recherchés dans leur pays d’origine. Al-Qaïda, jusque-là à l’état embryonnaire, commence à prendre forme.
En Algérie, les extrémistes du Front islamique du salut (le FIS), gagnent les élections législatives en décembre 1991. Ils s’apprêtent à prendre le pouvoir, à abolir la démocratie naissante et à instaurer l’État islamique. Le pouvoir local, représenté par une armée qui dirige le pays depuis l’indépendance en 1962, décide d’arrêter le processus électoral et de dissoudre le parti islamiste. Les chefs du mouvement, déjà emprisonnés, ont, dès 1989, appelé au jihad. Plusieurs actions ont d’ailleurs eu lieu avant même l’annulation des élections et notamment en 1991, lorsqu’un groupe terroriste, dirigé par un ancien « afghan » a attaqué une caserne militaire au sud-est du pays, massacrant sept conscrits.
Après l’arrêt du processus électoral, l’Algérie allait rentrer dans un tunnel de violence comme peu de pays en ont connu, tant par la sauvagerie du conflit que par le nombre de victimes[1].
Février 1993 : attentat exécuté par d’anciens membres du Makteb Al-Khadamat d’Abdallah Azzem dans le parking du World Trade Center
En février 1993, un fourgon piégé explose dans le parking du World Trade Center à New York. Les terroristes sont pour la plupart d’anciens membres du Makteb Al-Khadamatd’Abdallah Azzem. Ils ont fréquenté le bureau que l’organisation islamiste a ouvert à Brooklyn durant la guerre en Afghanistan. Le principal suspect est un certain Ramzi Youssef, le neveu de Khaled Cheikh Mohamed. Ce dernier est l’un des hommes les plus proches de Ben Laden, mais il se fera surtout connaître, quelques années plus tard, comme le cerveau des attentats du septembre 2001. Les autorités américaines arrêtent également le cheikh Omar Abderrahmane, surnommé le « cheikh aveugle », un vieux produit des « Frères musulmans », ensuite de Sayeed Qutb, qui s’est radicalisé pour devenir lui-même l’un des plus grands théoriciens de la « guerre sainte ». Il aurait donné la légitimation théologique, la fatwa, autorisant cet attentat contre le World Trade Center.
Durant cette période, les répercussions de l’effondrement de l’Union soviétique commencent à se faire sentir. Plusieurs pays de l’Europe de l’Est connaissent des troubles. Les plus graves ont pour théâtre la Yougoslavie. Les conflits interethniques et interreligieux, longtemps en sommeil, se réveillent. Bientôt, le pays de Tito est disloqué par une guerre civile qui fera des dizaines de milliers de morts. Les musulmans bosniaques veulent leur indépendance. Ils sont massacrés par les troupes serbes et croates. Comme en Afghanistan, une légion musulmane internationale est créée. Moins importante que celle qui existait durant le conflit afghan, elle accueille néanmoins des jeunes venus de plusieurs pays. Certains musulmans et convertis européens se sentent concernés par le conflit. Cette partie de l’Europe devient, elle aussi, une terre de jihad. On apprendra plus tard que des Français musulmans se sont rendus en Bosnie pour prendre part aux combats.
En avril 1995, Oussama Ben Laden fait reparler de lui. Il annonce sur la chaîne de télévision américaine PBS que son principal ennemi est l’Amérique. Et il précise : « Pour contrer ces athées de Russes, l’Arabie Saoudite m’avait choisi comme représentant, mais je n’ai pas combattu contre les communistes sans oublier le péril venu de l’Ouest. En réalité, pour nous, l’idée était de ne pas s’impliquer plus que nécessaire dans le combat contre les Russes, car c’était l’affaire des États-Unis, mais plutôt de montrer notre solidarité avec nos frères musulmans d’Afghanistan. Le plus urgent était de combattre les communistes, la prochaine cible était l’Amérique. »
En 1996, les autorités soudanaises, qui subissent de fortes pressions internationales et notamment saoudiennes, demandent à Oussama Ben Laden et à ses hommes de quitter le pays. Le milliardaire prend la direction d’un pays qu’il connaît bien : l’Afghanistan.
Les Afghans commencent à se rallier à un nouveau courant, soutenu, formé et armé par le Pakistan : les talibans
Depuis la fin de la guerre contre les Soviétiques, les Afghans ont entamé plusieurs guerres fratricides pour le contrôle du pays. Éprouvée par des années de conflit, la population commence à se rallier à un nouveau courant, soutenu, formé et armé par le Pakistan : les talibans. Ce sont de jeunes « étudiants en théologie » qui veulent instaurer un régime islamiste. Ils sont issus de cette école de pensée deobandi qui propage un courant salafiste s’inspirant des travaux d’Ahmed Ibn Hanbal, Ibn Taymiya ou Mohamed Ibn Abdelwaheb.
Quand Ben Laden revient dans la région, les talibans, dirigés par le mollah Mohamed Omar, un islamiste formé par les écoles pakistanaises, contrôlent les trois quarts du pays. Ben Laden, désormais chef d’Al-Qaïda, est autorisé à rester en Afghanistan. Il est officiellement sous la protection des nouveaux maîtres de Kaboul. De nombreux signaux pouvaient alors alarmer les responsables politiques qui ont, très souvent, minimisé la capacité de nuisance de l’idéologie islamiste et de la violence qu’elle est susceptible d’engendrer. Pourtant, il suffit d’analyser avec attention à la fois les discours et les écrits des différents leaders islamistes pour se rendre compte des objectifs qui les motivent et de l’extrémisme qui les caractérise, même lorsqu’ils condamnent ou font mine de condamner la violence, comme c’est le cas avec certains « Frères musulmans » par exemple.
Les islamistes ont, en effet, cette tendance à annoncer clairement ce que, à tout le moins, ils espèrent réaliser. Ainsi, avant le 11 Septembre, il y a eu une « littérature » abondante qui, en réalité, annonçait clairement la tragédie qui allait survenir. Ce fut le cas d’un ouvrage écrit par Ayman Al-Zawahiri, le stratège d’Al-Qaïda, quelques mois[2] avant les attentats perpétrés sur le sol américain à l’aube du xxie siècle. Intitulé Des chevaliers sous l’étendard du Prophète, ce livre annonçait qu’avec de « petits moyens, de petits groupes [de combattants] peuvent semer la terreur parmi les Juifs et les Américains » en précisant : « Nous devons déplacer le combat sur le terrain de l’ennemi. ». On ne peut être plus clair.
Al-Zawahiri demandait par ailleurs à ses adeptes de faire passer le message « aux masses de l’Oumma ». En d’autres termes, il appelait à lancer également une guerre idéologique contre l’Occident, et ce, parallèlement aux actions terroristes qu’Al-Qaïda s’apprêtait à commettre. À ce propos, si une stratégie de lutte antiterroriste a été mise en place au lendemain des opérations kamikazes de New York et de Washington, les démocraties sont comme pétrifiées face à l’islamisme et à cette guerre idéologique engagée contre elles.
L’islamisme : une mouvance polymorphe
Généralement, l’opposition au discours islamiste n’est assurée que par des milieux d’extrême droite qui répondent à un extrémisme en usant d’un autre extrémisme idéologique. C’est moins visible aujourd’hui, mais c’était le cas, il y a de cela quelques années.
Il faut reconnaître qu’il n’est guère aisé d’apporter la contradiction à une mouvance polymorphe qui instrumentalise outre des textes religieux, des arguments d’idéologues fondamentalistes, une sémantique « anti-impérialiste » et un discours tiers-mondiste qui ne déplaisent guère à une partie de l’extrême gauche internationale. Les islamistes, qu’ils soient salafistes, wahhabites ou « réformistes », ou encore adeptes du jihad, savent aussi jouer sur les contradictions et les failles qui peuvent exister dans une démocratie. Ce fut le cas d’Al-Qaïda et de ses leaders qui sont arrivés à instrumentaliser l’actualité et tous les sujets brûlants. C’est le cas aujourd’hui d’un groupe comme Daech qui agit de la même manière pour recruter et séduire. Que ce soit la question israélo-palestinienne ou le problème tchétchène, Ben Laden hier, Al-Baghdadi, aujourd’hui, et leurs émules récupèrent tous les sujets susceptibles de passionner les masses musulmanes pour en faire un fonds de commerce à même d’alimenter leur propos et de créer les divisions afin de provoquer, espèrent-ils, une véritable « guerre de religions »[3].
Lire les précédents chapitres de l’étude :
Le « djihadisme » en quelques repères – 1ère partie
Le « djihadisme » en quelques repères – 2ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 3ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 4ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 5ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 6ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 7ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 8ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 9ème partie
[1] On estime que les opérations terroristes ont fait au moins 150 000 morts en Algérie entre 1992 et 2000.
[2] Le texte avait commencé à circuler dans certaines mosquées islamistes à Londres en mars 2001.
[3] Oussama Ben Laden ou Ayman Al-Zawahiri utilisent régulièrement l’expression : « L’Occident judéo-chrétien est en guerre contre l’islam et les musulmans. »