Par Mohamed Sifaoui –
Ce septième chapitre d’une étude sur l’évolution, dans l’histoire, de courants islamiques ayant posé les fondements d’un islam fondamentaliste, s’arrête sur les Frères musulmans, adeptes du principe religieux de taqiya, qui jusifie la dissimulation et le double discours pour parvenir à ses fins, et s’interroge sur la perception de leur prétendu esprit démocratique. A la mort de Hassan Al-Banna, fondateur des Frères musulmans, Sayyid Qutb prend la relève ; ce dernier sera l’un des principaux fondateurs de la pensée islamiste contemporaine. Consulter les précédents chapitres de l’étude :
Le « djihadisme » en quelques repères – 1ère partie
Le « djihadisme » en quelques repères – 2ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 3ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 4ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 5ème partie
Le djihadisme en quelques repères – 6ème partie
Double discours et principe de taqiya[1] (dissimulation) chez les « Frères musulmans »
Le double discours est également une constante chez les « Frères musulmans ». Ceci est une réalité, même si plusieurs intellectuels et observateurs occidentaux, par idéologie ou par naïveté, refusent de l’admettre. Pour comprendre ce fonctionnement (loin d’être inédit puisqu’il fut d’une certaine manière celui des trotskystes et des jésuites), il est nécessaire d’accepter, par ailleurs, l’idée que les islamistes, dans leur ensemble, n’adoptent pas la rationalité des sociétés modernes. Leur grille de pensée est particulière.
Le principe de taqiya[2] (dissimulation) est adopté par plusieurs mouvements sectaires islamistes sunnites bien qu’à l’origine, ce sont des sectes chiites et kharidjites qui eurent recours à cette méthode. Qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que les « Frères » sont de ceux qui appliquent cette pratique ? D’abord leur histoire. Ils se sont distingués à maintes reprises, aussi bien en Égypte qu’ailleurs, par le maniement du double discours et de la dissimulation. À ce propos, Hassan Al-Banna exigeait que les membres confirmés des « Frères musulmans » soient être capables de faire preuve de « patience, de dissimulation et de préservation du secret »[3]. Cette attitude s’est révélée par exemple dans la relation entretenue par les « Frères » avec le roi Farouk dans les années 1940. Lorsque Al-Banna crée l’organisation spéciale, il la charge de commettre des opérations terroristes, mais surtout de renverser le souverain. À la même période, il publiait une « lettre ouverte » destinée au roi Farouk, dans laquelle il ne tarissait pas d’éloges à son égard et précisait : « Les Frères musulmans honorent Votre Majesté. »[4] Ayant appris la manœuvre, le roi Faourk décida en personne[5] de dissoudre l’organisation.
La taqiya : montrer et dire le contraire de ce que l’on prépare
C’est tout le principe de la taqiya : montrer et dire le contraire de ce que l’on prépare et qui doit demeurer secret et dissimulé. Cette « technique », qui facilite l’entrisme, a sans cesse été utilisée par les partisans de la pensée des « Frères musulmans ». Que ce soit en Palestine, via le Hamas[6], au Maroc ou en Algérie à travers le PJD[7] d’un côté, le parti de Mahfoud Nahnah[8] et des islamistes de l’ex-parti unique FLN[9], de l’autre, ou encore en France via l’UOIF[10] ou en Égypte, le double discours a toujours été une constante chez les « Frères musulmans ».
Ce double discours fait totalement partie de leur doctrine, de leur culture politique et de leur idéologie. Il leur permet, autant que faire se peut, d’éviter la confrontation directe, de se faire passer pour des militants « sérieux, modernes et respectables » alors qu’en suivant leur parcours – et c’est une réalité dans tous les pays dans lesquels ils sont présents – l’on s’aperçoit que de manière sournoise et pernicieuse, ils propagent une idéologie extrémiste et visent des projets totalitaires. Les « Frères musulmans » n’hésitent pas par ailleurs à utiliser des moyens modernes pour paralyser une société ou se faire entendre. Aussi, les grèves ou les manifestations, comme la propagande et l’agitation, font-elles partie également de leurs techniques. Nous l’avons vu en France par exemple lors des différentes polémiques sur le voile, l’affaire dite « des caricatures de Mahomet » ou plus récemment sur la « burqa ».
Activisme littéraire également et médiatique puisqu’ils tentent d’utiliser tous les supports pour faire entendre leur voix sur les différents sujets qui leur sont chers. Mais les « Frères musulmans » ont, durant ces dernières années, cherché à gagner en respectabilité en participant notamment à des processus électoraux. Comme nous l’avons demandé précédemment, cela fait-il pour autant d’eux des « démocrates » ?
Les Frères musulmans sont-ils « démocrates » ?
La question, nous le pensons, mérite d’être posée puisque certains défenseurs de la pensée des « Frères musulmans », y compris parmi les non-musulmans, leur accordent leur confiance et les proclament « progressistes », « modérés » ou « démocrates » uniquement parce qu’ici ou là un parti se réclamant de la pensée frériste prend part au « jeu démocratique ». C’est le cas du Hamas palestinien, du PJD marocain, du MSP[11] algérien, des « Frères musulmans » pakistanais ou jordaniens, etc. En raison de leur participation aux élections, ces partis ont parfois été comparés aux formations européennes suivant une ligne « chrétienne-démocrate ». Ainsi, aux yeux de certains, les « Frères musulmans » seraient une sorte de « musulmans démocrates ». Ce parallélisme, disons-le clairement, est inadéquat et faux. Il est erroné parce que la « démocratie-chrétienne » a totalement adhéré aux principes et aux valeurs démocratiques, ce qui n’est pas le cas des « Frères musulmans ». Les « cinquante recommandations de Hassan Al-Banna »[12], écrites en 1936, précisaient par exemple qu’il fallait que les « Frères » exercent un « contrôle sur le théâtre et le cinéma », « interdire la mixité » ou encore contrôler les « méthodes d’enseignement pour les filles ».
Outre le fait que consacrer l’inégalité hommes/femmes est loin d’être la valeur d’un mouvement démocratique et au-delà du fait que la lutte contre la mixité est loin d’être un principe progressiste, les « Frères musulmans » cherchent à exercer la censure par exemple, comme nous l’avions vu lors de l’affaire des « caricatures de Mahomet », et protestent souvent bruyamment, voire violemment, lorsque la contradiction leur est apportée. La liberté d’expression n’est pas une valeur reconnue par la Confrérie. Ce sont là quelques exemples – mais nous pourrions en fournir beaucoup d’autres – qui montrent que même si les partisans de la pensée des « Frères musulmans » donnent l’impression de respecter la démocratie, ils sont les premiers adversaires des principes qu’elle incarne. Et cette nuance est importante à relever si nous voulons avoir une appréciation juste sur ce mouvement.
Sayyid Qutb, l’un des plus grands théoriciens de l’islamisme moderne
Après l’assassinat de Hassan Al-Banna, en 1949[13], la confrérie continue d’être active. L’un des idéologues qui lui succéderont, Sayyid Qutb[14], sera d’ailleurs l’un des plus grands théoriciens de l’islamisme moderne. C’est lui qui donnera une nouvelle impulsion aux théories du jihad, tout en s’imposant comme l’héritier de Hassan Al-Banna.
Sayyid Qutb, estimant alors que les musulmans s’étaient éloignés de leur religion au point de créer une société semblable à la jahiliya, c’est-à-dire à la période préislamique, n’hésitera pas à conceptualiser le principe du takfir, qui consiste à excommunier tous les musulmans n’appliquant pas un islam salafiste, rétrograde et extrémiste.
Se réclamant, de fait, des travaux d’Ibn Taymiya et d’autres idéologues de l’obscurantisme, il appellera ses adeptes à « un retour aux vraies valeurs de l’islam », à couper tous les liens avec les gouvernants et la société considérés comme « corrompus ». Il plaidera pour une réislamisation profonde de la société, et exigera l’application de la charia comme mode de gouvernement. Il utilisera enfin le conflit israélo-arabe et la création de l’État d’Israël pour commencer à répandre des idées antijuives et clairement antisémites et critiquer violemment les dirigeants de son pays. Il sera finalement condamné à mort et exécuté en 1966 par le pouvoir égyptien incarné alors par le très nationaliste président Nasser.
Mais la mort de Sayyid Qutb[15] donnera le goût du martyre à ses adeptes qui suivront la ligne tracée par lui. Ses idées ne cesseront, dès lors, d’irradier une grande partie du monde musulman. Son frère, Mohamed Qutb, continuera dans cette voie. Il ira enseigner à l’université de Médine en Arabie Saoudite.
NOTES
[1] La taqiya est une stratégie de dissimulation qui donne, selon les islamistes, le droit dans l’adversité de recourir à toutes les ruses ou de mentir.
[2] La taqiya est une stratégie de dissimulation qui donne, selon les islamistes, le droit dans l’adversité de recourir à toutes les ruses ou de mentir.
[3] Ibid.
[4] Cité par Mahmoud Abdelhalim dans son livre (en arabe) intitulé Al-Ikhwan al-Muslimun : ahdath sanaat al-tarikh (Les Frères musulmans : des événements ayant fait l’Histoire), Alexandrie, Dar al-Da’wah, 1979.
[5] Dans son ouvrage Men Katala Hassan Al-Banna ? (op. cit.), Mohsin Mohamed cite un article du Chicago Daily Tribune qui affirme que « l’organisation des Frères musulmans a été dissoute sur instructions personnelles du roi qui a appris qu’ils [Les Frères musulmans] planifiaient un coup d’État et une prise du pouvoir ».
[6] Le Hamas s’est à maintes reprises distingué par un double discours. Un exemple, en mai 2009, Khaled Machaal, le leader de l’organisation islamiste, affirmait : « Nous sommes pour un État [israélien] avec les frontières de 1967, sur la base d’une trêve à long terme », cependant qu’il refuse catégoriquement de reconnaître l’État d’Israël et alors que la charte du parti islamiste (article 28) énonce : « Les États arabes qui entourent Israël sont priés d’ouvrir leurs frontières aux combattants du jihad, fils des peuples arabes et islamiques, pour qu’ils puissent jouer leur rôle et joindre leurs efforts à ceux de leurs frères de l’Association des Frères musulmans en Palestine. » D’un autre côté, les leaders de la milice islamiste n’ont de cesse d’affirmer qu’ils ne sont pas antisémites alors que la même charte précise (article 28) : « Israël, par sa judéité et ses Juifs, constitue un défi pour l’islam et les musulmans : que les lâches jamais ne ferment l’œil. » Enfin, certains cadres du Hamas précisent qu’ils ne sont pas liés aux « Frères musulmans » alors que la charte qu’ils ont eux-mêmes rédigée précise (article 2) : « Le Mouvement de la Résistance Islamique est l’une des ailes des Frères musulmans en Palestine. »
[7] Le Parti de la Justice et du développement (PJD) se défend d’être lié aux « Frères musulmans » alors que dans son dernier congrès, des représentants des « Frères musulmans » égyptiens et pakistanais étaient les invités d’honneur de ce parti islamiste marocain. (archives personnelles de l’auteur).
[8] En Algérie, Mahfoud Nahnah, aujourd’hui décédé, alors président du Mouvement Hamas Algérien, se présentait comme un « modéré » alors qu’en 1991, il avait appelé, entre les deux tours des élections législatives, à soutenir les extrémistes du FIS. (archives personnelles de l’auteur).
[9] Le Front de libération nationale, le FLN, ex-parti unique en Algérie, bien que baigné dans une idéologie nationaliste, a toujours compté une branche d’islamistes en son sein. L’un d’eux, Abdelaziz Belkhadem, représentant personnel du président Bouteflika, a toujours été proche des idées des « Frères musulmans ». Se faisant passer pour un « modéré », il avait néanmoins mené une campagne antisémite notamment contre le chanteur populaire Enrico Macias qui devait, en 2000 se rendre en Algérie pour un concert avant que cette tournée ne soit annulée sous la pression de cet islamiste du FLN.
[10] Un exemple du double discours de l’UOIF : sur leur site, il est écrit : « Tout en s’associant aux peines des peuples en difficulté, l’UOIF refuse l’émergence sur le territoire français ou l’importation, au nom de l’islam, des problèmes ou conflits étrangers, comme elle refuse l’exploitation de ces mêmes problèmes ou conflits pour nuire à l’islam et aux musulmans de France ou à l’ordre et la sécurité de tous. » Durant l’offensive israélienne sur Gaza, sur le même site Internet on pouvait lire : « La mobilisation populaire de soutien à Gaza continue et prend d’autres formes d’actions, manifestations, dépôt de plainte pour crimes de guerre, rassemblements, veillées avec bougies. » Et d’aucuns se souviennent des slogans haineux proférés lors de ces manifestations qui n’étaient autre chose que l’importation d’un conflit étranger.
[11] Mouvement de la société pour la paix (MSP) est la nouvelle appellation du parti algérien Hamas, fondé par Mahfoud Nahnah.
[12] Archives personnelles de l’auteur.
[13] S’agissant de l’assassinat de Hassan Al-Banna, tué dans des conditions troubles, il existe deux thèses : la première accuse le pouvoir égyptien de l’époque, une seconde des membres de l’organisation spéciale qu’il avait éloignés de la Confrérie.
[14] Sayyid Qutb (1906-1966).
[15] Sayyid Qutb sera jugé, condamné à mort et pendu en 1966.