Par Mohamed Sifaoui *
Mohamed Sifaoui propose une réflexion sur le phénomène djihadiste, en le plaçant dans son contexte historique, social, politique et religieux. Phénomène qui « gangrène depuis longtemps le monde arabe », le « djihadisme » a été au mieux ignoré, au pire utilisé à des fins politiques. Son expansion impose aujourd’hui d’en comprendre la nature et d’en prendre toute la mesure. Deuxième partie * d’une étude de fond :
« Si le musulman est celui qui se soumet aux ‘injonctions divines’, à quoi est ‘soumis’ l’islamiste ? »
Afin de mieux comprendre la nature exacte du phénomène dit « djihadiste » ou la réalité du terrorisme d’inspiration islamiste, il est nécessaire de définir le vocable « islamisme » afin d’apporter quelques clarifications nécessaires devant certaines confusions entretenues.
Précisons d’abord que d’un point de vue étymologique, le mot « islamisme » trouve sa racine dans « islam » qui provient du verbe arabe « sellama » ou « youssalimou », et qui signifie littéralement « se soumettre » ou « obéir ». En l’espèce, la signification du mot « islam » est « se soumettre à Dieu » ou « obéir à ses commandements ». Dès lors, une question s’impose : qu’est ce l’islamisme ? Et si le musulman est celui qui se soumet aux « injonctions divines », à quoi est « soumis » l’islamiste ?
« Islamisme » est, dans la langue française, l’ancienne appellation de « islam ». Par exemple, pour évoquer sa vision de la doctrine musulmane, Voltaire écrivait « Cette religion s’appela l’Islamisme, c’est-à-dire, résignation à la volonté de Dieu, et ce seul mot devait faire beaucoup de prosélytes. Ce ne fut point par les armes que l’Islamisme s’établit dans plus de la moitié de notre hémisphère, ce fut par l’enthousiasme, par la persuasion, et surtout l’exemple des vainqueurs, qui a tant de force sur les vaincus… »[1] Visiblement cette utilisation sémantique aura cours jusqu’au début du 20e siècle.
L’islamisme : « une idéologisation, voire une politisation de l’islam »
Aujourd’hui, il serait erroné de penser que l’islam et l’islamisme représentent stricto sensu la même chose, une et une seule doctrine. L’écrasante majorité des islamologues et des spécialistes des courants islamistes sont globalement d’accord pour affirmer que le premier qualifie une religion, une spiritualité, une éthique, des croyances, des traditions, des dogmes et des coutumes ; le second par contre incarne une idéologie politique ou plus précisément une idéologisation de l’islam, voire une politisation de cette religion. L’islamisme se veut, en effet, un « projet politique » et un « projet de société », une vision du monde, une gestion des relations interpersonnelles avec un droit de regard collectif – celui de la communauté – sur l’intime de l’individu, du croyant. Si pour l’islam, la croyance doit être dans le cœur des femmes et des hommes qui le choisissent, pour l’islamisme, la place de cette religion est au centre des sociétés, avec ou contre leur gré.
Certains leaders musulmans pourraient prétendre que les « textes » islamiques appelleraient justement à placer l’islam au centre de la vie des sociétés. C’est en vérité tout le débat qui traverse le monde musulman et qui sépare deux visions : celle des littéralistes (ceux qui ne prennent en compte que la lettre) et celle des rationalistes (ceux qui préfèrent une lecture rationnelle et contextualisée du texte).
Diversité méconnue de l’islam, à prendre « au pluriel »
C’est l’utilisation du suffixe « isme » qui nous impose, en réalité, d’affirmer que par « islamisme », on entend qualifier une opinion politique ou idéologique, une doctrine, sinon une attitude extrémiste puisée dans certaines interprétations du corpus islamique. C’est de ce point de vue que l’islamisme revêt un habillage idéologique et la même connotation que « libéralisme » (idéologie libérale), « socialisme » (doctrine à vocation sociale), « communisme » (pensée qui fait prévaloir la notion de communauté des biens), etc. C’est dire que même si ce phénomène idéologise ou instrumentalise l’islam, il n’est pas pour autant cette religion qui, d’ailleurs, doit être considérée non pas au singulier, mais au pluriel tant il existe au sein du monde musulman de courants ; une diversité qui est souvent méconnue, voire non reconnue.
Le même suffixe est également utilisé pour désigner, avec une connotation volontairement péjorative et une charge négative, une fonction ou une attitude. On parle de « dirigisme » lorsqu’on veut évoquer une démarche interventionniste de l’État, par exemple, et on mentionne l’« affairisme » quand il s’agit de qualifier des comportements qui ont tendance à faire prévaloir, de manière excessive, des activités lucratives sur toutes les autres considérations. Mais de manière générale, dans son sens le plus courant, ce suffixe nominal sert à marquer une doctrine ou une idéologie. Ainsi, ici, le mot « islamisme » désignera-t-il cette idéologie que d’aucuns confondent d’ailleurs allégrement avec l’islam (la religion), volontairement ou pas, et qui propose aujourd’hui de véritables « projets », aussi bien pour les pays musulmans que pour l’Occident. Et dans cette veine, le mot (ou l’adjectif) « islamiste » nommera le musulman (ou la pensée) utilisant l’islamisme comme un instrument de militantisme ou d’activisme politique.
« Le hanbalisme dresse l’armature conceptuelle de l’islamisme et de ce que l’on appelle aujourd’hui le ‘salafisme’ »
L’islamisme dans sa version contemporaine est une idéologie en continuité avec des origines qui remontent au ixe siècleet à l’avènement de l’école hanbalite, fondée par Ahmed Ibn Hanbal[2]. Le hanbalisme dresse l’armature conceptuelle de l’islamisme et de ce que l’on appelle aujourd’hui le « salafisme » en « faisant appel seulement au donné révélé du Coran et aux hadiths, remontant au Prophète de l’islam »[3] : la logique suivie par tous les salafistes d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui. Par ailleurs, le salafisme, comme la plupart des autres courants intégristes, possède une nature missionnaire matérialisée par le principe de la daawa (la prédication), qui s’apparente en réalité à ce que nous appelons communément le prosélytisme. Il est important de rappeler que malgré l’existence de plusieurs courants islamistes, il est aisé de les identifier si l’on analyse avec attention et rigueur leur dénominateur commun. Celui-ci comporte en effet un certain nombre de caractéristiques vers lesquelles convergent tous les courants de l’islam politique. L’importance accordée à la charia, le but avoué ou non d’instaurer un État régi par cette même charia, le fait de vouloir considérer l’islam comme un « englobant », le principe du prosélytisme et enfin le littéralisme, constituent des éléments, parmi d’autres, qui pourraient caractériser le mouvement islamiste dans son ensemble, sachant que ses principaux courants ne divergent jamais sur les objectifs, mais uniquement sur la méthode, la stratégie et sur des questions dogmatiques secondaires.
Pourquoi est-il important d’apporter toutes ces précisions ? Tout d’abord, il est essentiel de ne pas créer la confusion dans des esprits déjà suffisamment troublés par la nature réelle de l’islamisme et de dissocier d’une part le fait religieux du fait politique, d’autre part, le musulman, c’est-à-dire le croyant – qui pratique une approche exclusivement spirituelle de sa religion – de l’activiste, donc de l’islamiste, qui instrumentalise ou, à tout le moins, utilise, sinon subit, après endoctrinement, l’islam, non pas comme une spiritualité, mais comme une vision idéologique.
« Différencier entre les musulmans pratiquant une religion et les islamistes utilisant celle-ci comme doctrine politique »
Éviter impérativement ce genre d’amalgames – le but n’étant pas de tenir un discours susceptible de passer pour « politiquement correct » – permet en outre de livrer la définition la plus juste, montrant les velléités de certains musulmans à transformer leur croyance en une sorte de programme politique et les spécificités des partisans d’une telle démarche de politisation de l’islam. Attitude qui n’est pas, rappelons-le, partagée, et de loin, par tous les musulmans. Il est donc nécessaire d’opérer une différenciation, à tout le moins sémantique, entre les uns (les musulmans pratiquant une religion) et les autres (les islamistes utilisant celle-ci comme doctrine politique).
Les jalons historiques de l’instrumentalisation politique de l’islam
L’instrumentalisation politique de l’islam a commencé avec l’instauration de la dynastie omeyyade en 661 qui marque le début du pouvoir dynastique en islam. Une seconde période, qui s’étalera de 810 à 1290, verra l’émergence de deux personnages-clés qui allaient devenir, tour à tour, les principales références idéologiques des islamistes : Ibn Hanbal et Ibn Taymiya.
Le premier donnera naissance à l’école et à la pensée qui porteront son nom : le hanbalisme ; le second (Ibn Taymiya) reprendra le flambeau de cette école de pensée, moins de trois siècles plus tard, en ravivant le hanbalisme et par là même une vision littéraliste de l’islam, redonnant vie à l’islamisme. Il peut être considéré, de nos jours, comme l’un des principaux théoriciens de l’islamisme. Une troisième période s’ouvre au xviiie siècle avec Mohamed Ibn Abdelwaheb[4], fondateur du salafisme wahhabite et néanmoins cofondateur de la monarchie saoudienne. Le xxe siècle – plus précisément l’année 1928 – ouvre la quatrième période avec la naissance de la Confrérie des « Frères musulmans », fondée par Hassan Al-Banna[5] ; enfin, une dernière séquence, la plus récente, débutera en 1973 avec la défaite du nationalisme arabe lors de la guerre israélo-arabe du Kippour et l’émergence du mouvement islamiste que nous connaissons aujourd’hui, qui se présenta comme l’unique alternative pour laver le « déshonneur et l’humiliation » engendrés par les cuisants revers militaires subis par le monde arabe face à Israël. Au panarabisme allait succéder le principe de « monde musulman », la fameuse Oumma.
Ce sont là les quatre phases qu’il faudra étudier avec précision si l’on veut comprendre les réalités proposées par l’islamisme de nos jours et par son pendant terroriste.
* Mohamed Sifaoui, écrivain franco-algérien, est l’auteur de plusieurs enquêtes, ouvrages et reportages sur le terrorisme d’origine islamiste.
** Consulter la première partie ici
[1]Œuvres complètes, Volume 3.
[2] Ahmed Ibn Hanbal est né en 780. C’est un traditionniste littéraliste, spécialiste de la science du hadith (la tradition du Prophète) et un juriste. Il est le fondateur de l’école hanbalite, la plus rigoriste des quatre écoles juridiques de l’islam sunnite (Malékite, Chaféite, Hanafite et Hanbalite), qui prônera un retour aux principes des Salafs, les premiers compagnons du Prophète et une sorte de politisation de la religion. Il mourut en 855.
[3] Voir le Dictionnaire historique de l’islam, Janine et Dominique Sourdel, PUF, 2007 [1re édition : 1996].
[4] Mohamed Ibn Abdelwahab est né en 1703. Appartenant à une famille de juristes hanbalites, il théorisa le wahhabisme, une doctrine salafiste qui préconise le retour à un islam expurgé de la bidaa, les « innovations blâmables », en d’autres termes à toutes les pensées philosophiques et humanistes et à toutes les coutumes tribales qui ne font pas partie de la tradition des premiers compagnons du Prophète. Il mourut en 1792 après avoir scellé un pacte avec la tribu des Saoud pour propager cette doctrine à travers toute la péninsule Arabique et au-delà, à travers l’ensemble du monde musulman.
[5] Hassan Al-Banna est égyptien. Fondateur de la Confrérie des « Frères musulmans », il est né en 1906 et décédé en 1949, assassiné dans des conditions obscures.