Abdennour Bidar [1] est un philosophe et essayiste musulman français. Il a été interviewé par la presse en France et en Afrique du Nord sur sa vision d’un islam européen réformé. Dans l’un de ses articles, intitulé Self Islam, Bidar présente l’islam moderne comme une forme individuelle d’islam méritant d’être reconnue et légitimée. [2]
“Self Islam” est devenu le titre d’un ouvrage publié en 2006, où Bidar relate son expérience d’un islam individuel vécu dans son enfance entre une mère musulmane et un grand-père français athée. Selon Abdennour Bidar, l’influence européenne a donné naissance à un islam européen caractérisé par son ouverture face aux approches individuelles.
En outre, dans un article publié le 2 février 2007 dans le Monde, Abdennour Bidar pose quatre questions aux candidats des élections présidentielles, “en tant qu’intellectuel musulman engagé dans la réflexion sur l’identité et l’avenir de l’islam deFrance.”
Ci-dessous des extraits de l’article sur l’islam individuel et des questions adressées aux candidats à la présidence:
“Y a-t-il réellement une communauté musulmane d’Europe ? Les [musulmans européens] ne vivent pas en vase clos et n’ont pas des mœurs fondamentalement distinctes des autres Européens.”
Bidar explique qu’il n’existe pas vraiment de communauté musulmane, mais uniquement des musulmans qui choisissent individuellement dans l’islam ce qui correspond à leurs besoins de musulmans modernes:
“En ce début de Ramadan, on entend beaucoup parler de la ‘communauté musulmane’. Comme toujours à cette période, les commentaires médiatiques entretiennent consciencieusement l’idée, dans l’imaginaire collectif, qu’il y a bel et bien une telle ‘communauté musulmane’, ‘rassemblée’ pendant ce ‘mois sacré’ dans le même effort de jeûne et la même ambiance de convivialité, de partage et de fête. C’est donc le bon moment pour poser la question qui dérange: y a-t-il réellement une communauté musulmane d’Europe ?
Le terme de communauté désigne un groupe d’individus vivant, de façon plus ou moins ouverte ou fermée, à part du reste de la société (distance spatiale), et à part également du mode de vie de cette société (distance culturelle). Vis-à-vis de cela, il est déjà clair que les musulmans européens constituent tout au plus une communauté idéale, et non réelle: même s’ils ont des références culturelles communes, et même s’ils se rassemblent en certaines occasions, ils ne vivent pas en vase clos et n’ont pas des mœurs fondamentalement distinctes des autres européens. Contrairement à la représentation dominante, y compris chez les politiques, le musulman n’habite pas toujours en banlieue ou dans le Londonistan, et même s’il y habite, son ‘occidentalité’ l’emporte largement sur son ‘islamité’. Derrière le voile ou la barbe, il y a le plus souvent un occidental comme les autres: un individu attaché à ses droits et… un consommateur.”
“C’est justement avec de la discrimination positive, et en laissant se développer une société pluriculturelle (…) que l’on créera (…) une communauté islamique repliée sur elle-même !”
Bidar s’élève contre la discrimination positive qui, selon lui, renforce le sentiment que les musulmans sont des citoyens différents des autres Français et contribue à les isoler davantage:
“Il faut donc de toute urgence extirper de l’imaginaire collectif la représentation d’une ‘communauté musulmane’, qui serait un Etat dans l’Etat, ou tout au moins un ‘groupe fermé’ en décalage avec le grand corps social. C’est de ce colossal préjugé sociologique que surgit le thème de la ‘discrimination positive’: se figurant que les musulmans forment une entité sociale distincte, soudée en un bloc homogène par les mêmes croyances et les mêmes mœurs, on se croit obligé, par respect pour cette différence jugée si radicale, de lui accorder des droits spéciaux adaptés à son mode de vie. Or c’est justement avec de la discrimination positive, et en laissant se développer une société pluriculturelle, où les groupes sociaux sont jugés trop différents pour les rassembler sous les mêmes règles, que l’on créera inévitablement une communauté islamique repliée sur elle-même !”
“Sortons donc de ce type de vision colonialiste où le musulman d’Europe reste un ‘indigène importé’ auquel il faut offrir les conditions de vie spéciales (…)”
Abdennour Bidar relève les implications condescendantes et réductrices de la discrimination positive, qui considère les musulmans comme un seul et même groupe auquel il faudrait conférer des “droits spéciaux”:
“Comprenons enfin que l’idée de ‘communauté musulmane européenne’ est un concept sociologiquement vide: si les politiques cherchent des interlocuteurs musulmans, si les sociologues et les journalistes veulent mener une enquête de terrain, qu’ils arrêtent de vouloir trouver en face d’eux une pseudo-communauté regroupée à l’écart et vivant selon des mœurs étranges, une tribu avec à sa tête des ‘califes-représentants’… La ‘sollicitude’ politique visant à donner aux musulmans des ‘espaces à part’ et des ‘droits spéciaux’ fait comme si toutes les différences des musulmans se réduisaient à une seule, comme s’il n’y avait qu’un seul type de différence musulmane. Sortons donc de ce type de vision colonialiste où le musulman d’Europe reste un ‘indigène importé’ auquel il faut offrir les conditions de vie spéciales que son ‘islamité’, assimilée à une essence intangible, à une forme unique, est censée réclamer ! C’est dans Tintin au pays de l’or noir, pas dans la réalité d’aujourd’hui, que les Bédouins plantent leur tente au milieu du château de Moulinsart, reproduisant ici leur mode de vie de ‘là-bas’.”
“Rien, aujourd’hui en Europe, ne ressemble moins à un musulman qu’un autre musulman (…) Il n’y a plus ici de musulman type ; nous sommes tous devenus des musulmans atypiques.”
Bidar explique qu’il existe différents comportements de musulmans: certains se considèrent comme religieux, d’autres comme partageant un héritage culturel avec les autres musulmans:
“Loin de cette caricature, hélas si fortement enracinée dans les esprits, il faut maintenant prendre conscience de la présence musulmane réelle. Or celle-ci se caractérise par ce que j’ai appelé un Self Islam, c’est-à-dire une culture de l’autonomie et du choix personnel, donc une culture de la diversité et de l’identité différenciée: un islam des individus et non de la communauté ! Rien, aujourd’hui en Europe, ne ressemble moins à un musulman qu’un autre musulman: certains se vivent comme musulmans à partir de la religion, vécue d’ailleurs soit comme simple croyance ou espérance, soit activement comme pratique, plus ou moins régulière elle-même selon les cas individuels, mais d’autres, très nombreux, se sentent musulmans par héritage culturel au sens le plus large et non plus du tout religieux. Ceux-là tiennent à l’islam non pas par la foi et la prière, mais aussi bien par une éthique (valeurs traditionnelles de la convivialité, de la famille) que par des coutumes (alimentaires, culinaires, festives), ou même encore par un certain mode de participation original à la culture de consommation occidentale (choix de produits au label ‘islamique’, viande halal, Mecca Cola, etc). Il n’y a plus ici de musulman type ; nous sommes tous devenus des musulmans atypiques.”
“Le musulman européen est un individu qui veut exister par lui-même, se définir par lui-même, et pas essentiellement par son appartenance à un groupe.”
Selon le philosophe, le trait commun des musulmans européens est leur approche autonome des pratiques religieuses:
“Les sociologues du fait religieux ne cessent d’y insister (notamment Nilüfer Göle), ce que je nomme Self Islam prévaut dans l’immense majorité des conduites réellement observables: le musulman européen est un individu qui veut exister par lui-même, se définir par lui-même, et pas essentiellement par son appartenance à un groupe. Même le port du voile se veut un choix personnel et non pas une obéissance passive à la tradition. Prenons la mesure philosophique du phénomène: dans l’islam d’Europe comme dans la société moderne tout entière, l’existence précède l’essence, autrement dit c’est l’homme qui fait l’islam, et non l’islam qui fait l’homme. Il n’y a pas un islam préétabli qui dicte à tous comment ils doivent vivre et penser, mais des individus qui – chacun en son âme et conscience – essaient de trouver le rapport à l’islam qui leur convient, et font éclore ‘des islams’, ‘des façons d’être musulman’, ‘des modes multiples d’attachement à la culture musulmane’. La société européenne entière, et les musulmans eux-mêmes, doivent réaliser que nous sommes entrés dans l’ère de l’existentialisme musulman.”
Les musulmans sont culturellement conditionnés à croire au mythe d’un islam unique – bien qu’ils fassent l’expérience de l’islam individuel.
“Qu’est-ce qui nous empêche de le voir ? D’abord, je l’ai dit, il y a le terrible essentialisme colonialiste de notre représentation occidentale de l’islam: nous n’avons pas extirpé de notre imaginaire d’anciens impérialistes la vision de ces sociétés musulmanes d’Orient vivant un islam monolithique où tout le monde priait, jeûnait, se voilait, aimait et mourait selon les mêmes règles (y avait-il d’ailleurs, on peut se le demander, une telle uniformité dans ces sociétés) ? Nous continuons à partir du préjugé que l’islam est par nature un système holiste, une religion communautaire, imposant une loi collective. C’est pourquoi, bien qu’ayant sous les yeux un Self Islam, nous demeurons dans l’incapacité culturellement entretenue de le voir et de le prendre en considération.
Ensuite, contribuant aussi à nous masquer cette réalité sociologiquement établie du Self Islam, il y a la façon dont les musulmans eux-mêmes, en dépit des changements qui s’opèrent dans leur propre rapport à l’islam, ont intériorisé l’image d’une communauté homogène, régie par les mêmes règles et unie autour des mêmes représentations religieuses. La plupart persistent à entretenir le mythe fondateur d’ ‘un seul vrai islam’. Dès qu’on ose parler de remise en question individuelle de la shari‘a (loi religieuse) et d’interprétations plurielles du Coran, c’est la levée de boucliers: ‘l’islam n’est pas à la carte’, ‘l’islam ne saurait être qu’un, le même pour tous, dogme unique énoncé par le Dieu unique’. Même les musulmans ayant, de fait, un rapport très libre aux prescriptions de l’islam traditionnel, restent souvent persuadés qu’en droit on ne touche pas au sacré: dissociation totale, chez la plupart, entre théorie (dogmatique) et pratique (libérée) (…)
Vis-à-vis de cela, le rôle de l’intellectuel musulman est clair. Il s’agit non seulement de dénoncer cette double illusion essentialiste, pour prévenir son risque politique majeur qui est la création d’un ghetto culturel musulman, terreau propice de l’intégrisme et du terrorisme, mais également de réfléchir de façon positive sur le phénomène du Self Islam pour l’amener à une pleine conscience de lui-même. La question est ici: que vaut – humainement, moralement, socialement, politiquement, spirituellement – le Self Islam que sont en train d’expérimenter les musulmans d’Europe ?”
L’absence de légitimité de l’islam individuel attire les “‘marchands de réponse’: les Tariq Ramadan et autres Conseil – autoproclamé – des oulémas d’Europe pour les avis religieux [dirigé par le cheikh Youssef Qaradhawi] (…)”
Bidar compare l’islam individuel au bricolage, qui consiste à choisir certaines pratiques et à en rejeter d’autres dans la construction de sa propre identité musulmane. Il note toutefois le sentiment de solitude et de confusion que peut engendrer cette appréhension solitaire de l’islam. Cela expliquerait l’attrait exercé par des guides spirituels tels que Tariq Ramadan – guides qui affichent des positions claires et rassurantes. Pour combattre les méfaits d’une telle attraction, Bidar suggère d’accorder reconnaissance et légitimité au “bricolage” de l’islam individuel:
“Souvent, ce phénomène de construction personnelle d’une identité musulmane est décrit comme un ‘bricolage’. C’est le mot qui revient le plus souvent dans le discours des sociologues: les musulmans ‘bricolent’ un islam personnel, au cas par cas, en fonction de leur situation personnelle, gardant telle pratique culturelle (notamment le jeûne du Ramadan ou les interdits alimentaires) et abandonnant telle autre (les cinq prières par jour ou le port du voile). Ce terme traduit une situation d’abandon: chaque musulman européen est aujourd’hui livré à lui-même, dans une société où les normes de conduite qui servaient autrefois n’ont plus cours. Chacun doit inventer, improviser, composer, au cas par cas et dans l’absence totale de référence objective. Inévitablement, ce vide et cette solitude créent une situation de désarroi psychologique qui attire tous les ‘marchands de réponse’: les Tariq Ramadan et autres Conseil – autoproclamé – des oulémas d’Europe pour les avis religieux, qui fournissent des réponses toutes faites, du type ‘l’islam c’est ça’, ‘l’islam c’est faire ça dans telle situation’. Revoilà l’essentialisme.”
“Les musulmans [européens] (…) forgent leur personnalité morale, sociale, spirituelle” ; l’islam individuel se construit sur l’autonomie, la dignité, la responsabilité et le droit à la légitimité.
“Le rôle de l’intellectuel est donc, non pas de récupérer le ‘bricolage personnel’ pour le ramener dans la voie classique d’un islam unique, mais simplement de donner sens et confiance à cet exercice de ‘bricolage’… et d’abord en cessant de le qualifier de ‘bricolage’, terme péjoratif qui dévalorise totalement le phénomène qu’il est censé décrire. Il faut le dire haut et fort: non les musulmans qui construisent leur identité personnelle ne ‘bricolent’ pas, ils forgent leur personnalité morale, sociale, spirituelle – ce qui est tout autre chose. C’est pour faire justice à la noblesse de cette construction de soi que je voudrais maintenant lui donner toute l’intelligibilité, la dignité et la légitimité qu’elle mérite.
Intelligibilité: cette construction par chacun de son identité musulmane a un nom précis dans le panthéon des valeurs universelles, celui d’autonomie – capacité et devoir de chaque homme à se fixer ses propres règles d’action et ses propres principes d’accomplissement. Dignité : ce choix fait par chacun de sa propre identité islamique est l’exercice de la responsabilité la plus haute que chaque être humain peut avoir, la responsabilité de se construire soi-même. Il assume ce que Michel Foucault appelait le ‘souci de soi’, cette construction de soi par soi qu’Epictète et Cicéron considéraient déjà comme le signe de la véritable culture d’un homme. Légitimité: il faut maintenant que le fait devienne le droit, c’est-à-dire que le choix personnel, le choix de sa pratique, de sa croyance, de sa religion, de son mode de vie, bénéficie d’une véritable et entière reconnaissance dans la culture musulmane, ce qui n’est pas le cas. Aucune légitimité réelle n’a jamais été donnée à l’initiative individuelle de celui qui choisirait de ne pas respecter telle ou telle prescription de cette shari ‘a.“
“Le Self Islam est l’expression d’une culture qui a radicalement muté hors de sa forme autoritaire d’origine et qui est devenue démocratique.”
Répondant à ceux qui se demandent si l’islam est compatible avec la démocratie, Bidar écrit que la démocratie a déjà infiltré l’islam européen. Au contact des valeurs européennes occidentales, la plupart des musulmans renoncent tout naturellement à l’islam autoritaire traditionnel:
“On se demande beaucoup, actuellement, si l’islam d’Europe peut ‘entrer dans nos sociétés démocratiques’. Tout ce qui précède montre que la meilleure garantie de cela est que c’est la démocratie qui est en train de rentrer en islam. Le Self Islam, en effet, est l’expression d’une culture qui a radicalement muté hors de sa forme autoritaire d’origine et qui est devenue démocratique à travers le processus d’appropriation individuelle, par chaque conscience musulmane européenne, de la question de son identité. Prenons donc enfin acte de ce changement et ajustons notre compréhension de l’islam européen, d’une part en travaillant à déconstruire le fantasme de la ‘communauté’, et d’autre part en ne réduisant plus la mutation démocratique de l’islam européen à un simple ‘bricolage’.”
Demeurant à la traîne d’un islam européen plus avancé, des guides islamiques comme Qaradhawi “veulent aujourd’hui s’importer en Europe, de façon très offensive”.
Dans Le Monde, Bidar prend position contre l’islam autoritaire qui entend décider de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas en islam, affirmant que cette approche dogmatique n’est pas adaptée à l’islam individuel devenu prédominant en Europe:
Question n° 1: “(…) Comptez-vous maintenir le Conseil français du culte musulman ? Les travaux des sociologues montrent que la notion de culte évolue de façon radicale chez les musulmans européens. Ils n’abandonnent pas leur foi, mais ils l’adaptent en lui incorporant les valeurs occidentales de choix personnel, d’autonomie, de responsabilité (…) Chaque musulman entend désormais être seul maître et juge du rapport qu’il entretient au dogme et à la loi religieuse, c’est-à-dire déterminer par lui-même les formes de sa vie spirituelle (…)
Peut-on ignorer cette évolution et continuer d’accepter ici en France que le CFCM fonctionne comme ‘pouvoir religieux’ (…) En complet décalage avec l’évolution de l’islam européen, ces ‘maîtres de religion’ veulent aujourd’hui s’importer en Europe, de façon très offensive, à travers par exemple l’autoproclamé Conseil européen de la fatwa (décision ‘juridico-religieuse’ qui prétend fixer l’orthodoxie sur tel ou tel point du culte ou du dogme) basé à Londres, dont le but délirant est de fixer juridiquement les devoirs religieux des musulmans européens !”
“Il faudra doter [les imams de France] d’autres instruments de jugement (…) Notamment que leur cursus fasse une part importante à l’acquisition de la culture occidentale.”
Bidar estime que les imams de France devraient être formés en France et que les valeurs occidentales devraient faire partie de leur programme d’études, attirant l’attention sur le danger des “imams importés”:
Question n° 2 : “Souhaitez-vous créer un institut de formation des imams ? D’accord pour son ouverture en partant du principe qu’il vaut mieux éviter d’ ‘importer’ des imams ignorants de notre culture et véhiculant des valeurs ou des intérêts qui ne sont pas celles et ceux des musulmans d’Europe. Il s’agit ici de remplir trois objectifs: d’abord, se mettre à l’abri du prosélytisme conservateur qui gangrène le monde musulman ; ensuite, éviter que la fitna dont parle Gilles Kepel, c’est-à-dire la lutte qui déchire le monde musulman entre plusieurs volontés de puissance qui interprètent la religion différemment, selon une multitude obscure d’intérêts politiques ou économiques, fasse irruption en Europe à travers des imams représentant tel ou tel courant (Frères musulmans d’un côté, nébuleuse Al-Qaïda de l’autre, etc.) ; enfin, donner à un islam autochtone, authentiquement européen, la chance de voir le jour.
Mais comment réussir sur ce dernier point ? ‘A quoi’ former ces futurs imams pour être sûrs qu’ils exercent ensuite leur ministère religieux en plein accord avec les valeurs et les lois de la République ? Que va-t-on donc leur enseigner en plus de la connaissance du Coran et de la sunna du Prophète? (…) Il faudra les doter d’autres instruments de jugement pour mener à bien leur fonction de ‘conseil spirituel’. Notamment que leur cursus fasse une part importante à l’acquisition de la culture occidentale, à travers une initiation à nos sciences humaines, dont l’étude est la condition nécessaire à une véritable compréhension de nos normes de civilisation.”
Selon Bidar, demander des droits spéciaux au nom de la religion est une tactique des Frères musulmans
Bidar estime qu’accorder des droits spéciaux aux musulmans revient à céder à l’islamisme, pudiquement appelé “islam conservateur”:
Question n° 3: “Voulez-vous donner aux musulmans pratiquants des droits spéciaux ? L’affaire de ces femmes musulmanes refusant de se laisser ausculter par des médecins masculins dans les hôpitaux nous avertit qu’un certain islam conservateur réclame désormais que les musulmans jouissent de droits spéciaux, d’un ‘traitement différencié’. Au nom de quoi ? Du droit à la différence d’être reconnu dans l’espace public. Les revendications sont ici très hétéroclites: droit à porter son foulard sur son lieu de travail, droit pour les enfants à des menus halal dans les cantines, droit pour les femmes à des horaires de piscine non mixtes, droit pour les écoliers de ne pas aller à l’école le jour des fêtes musulmanes, droit au vendredi comme jour férié.
Deux courants militent activement en faveur de ces droits. D’abord, l’école sociologique multiculturaliste, pour laquelle la République française discrimine ses citoyens en persistant à nier leurs différences culturelles au nom d’une compréhension formelle de l’égalité et fanatique de la laïcité. Ensuite, les musulmans conservateurs dont la figure de proue est Tariq Ramadan: leur stratégie est de réclamer ces droits spéciaux au nom de la ‘liberté religieuse’, catégorie de la liberté de conscience. Simple répétition de la tactique éculée des Frères musulmans, qui consiste à renverser contre l’Occident ses propres armes: on fait jouer le principe de liberté de conscience contre la liberté réelle, puisqu’à travers lui on entend maintenir la domination d’un islam dogmatique.
Comprenons bien que le droit à des ‘signes ostentatoires’ d’identité islamique n’est pas réclamé par tous les Français d’origine musulmane. Mais uniquement par ceux qui se réfèrent à une application littérale du dogme. (…)”
“Il doit être possible que le ministère de la culture (…) aide les associations musulmanes à édifier des lieux de culte. Et que cette aide (…) engage ces lieux de culte à n’employer que des imams formés en France.”
Bidar évoque la question du financement de la construction de mosquées par l’Etat, susceptible d’entraîner une remise en question du caractère laïque de la République. Ainsi, il suggère qu’en échange d’un tel financement, les mosquées s’engagent à n’employer que des imams formés en France:
Question n° 4: “Enfin, pensez-vous que la République doive financer la construction de lieux de culte ? La République laïque peut-elle aider au financement de mosquées ? Bien évidemment, à travers cette question, c’est tout le débat sur une éventuelle ‘révision de la loi de 1905’ qui ressurgit: faut-il ou non revoir la conception et la formulation de notre principe de laïcité, de séparation entre l’Etat et les groupes religieux ? La République doit-elle aujourd’hui rompre en partie avec son principe de ‘non-intervention’ dans les affaires religieuses ? Une chose ici pourrait l’y inciter: le fait que l’islam est devenu la deuxième religion de France et acquiert donc une visibilité dans l’espace public qui semble exiger que l’Etat lui ‘fasse de la place’ ou bien lui ‘fixe des limites’.
Lui faire de la place, ce pourrait être participer au financement de lieux de culte, ce qui ne semblerait que justice tant les musulmans sont majoritairement issus d’une immigration pauvre. Là encore, si on ne veut pas que l’Arabie saoudite et son islam conservateur financent l’islam de France, le choix semble vite fait. Lui fixer des limites, c’est, comme avec la loi interdisant le voile à l’école, que l’Etat sorte de sa conception d’une laïcité ‘non interventionniste’ et rappelle au besoin les musulmans au respect des valeurs républicaines en particulier et humanistes en général.
Pour la construction des mosquées, il me semble qu’il n’est pas utile d’idéologiser inutilement le problème. Sans toucher au principe de séparation de l’Etat et des groupes religieux, il doit être possible que le ministère de la culture, ou bien les collectivités locales, au nom de l’expression de la diversité culturelle, aident les associations musulmanes à édifier des lieux de culte. Et que cette aide s’accompagne d’un ‘cahier des charges’, obligeant ces lieux de culte à n’employer que… des imams formés en France (dans les conditions indiquées précédemment). Et aussi à fonctionner comme des ‘centres culturels’ où la vocation sociale de la religion peut s’exprimer.
Sur le plan des principes, il est clair que la différence musulmane – dans notre pays de tradition chrétienne – exige que l’Etat dialogue beaucoup avec les musulmans et qu’il sorte de sa neutralité. Cela ne signifie pas, pour autant, la nécessité de reconnaître n’importe quelle différence, notamment la plus communautariste.”
* Nathalie Szerman est directrice du Projet de MEMRI sur les réformistes d’Afrique du Nord.
[1] Abdennour Bidar a notamment écrit Un Islam pour notre temps, Seuil, 2004.
[2] Site réformiste Middle-East Transparent, 24 juillet 2005, http://www.metransparent.com/texts/abdennour_bidar_self_islam.htm