Contexte
Le 9 février 2005, le Dr Nimrod Raphaeli [1] a témoigné devant le sous-comité chargé de la surveillance et des enquêtes de la Commission pour les relations internationales de la Chambre des députés, aux Etats-Unis, au sujet du “Rapport Volcker des Nations-unies sur le programme ‘Pétrole contre nourriture’.” Voici une traduction du témoignage écrit que le Dr Raphaeli a présenté au comité :
Introduction
C’est en quelque sorte un hommage à la liberté de presse introduite en Irak après l’ “Opération liberté en Irak” que cette dénonciation, par un journal irakien, d’un scandale aux répercussions internationales. Le scandale relatif au programme “Pétrole contre nourriture” a été rendu public le 28 janvier 2004 par le quotidien irakien libéral Al-Mada, qui a publié une liste de 270 individus et organisations ayant reçu des coupons leur permettant d’acheter du pétrole à prix préférentiel. [2] Le Middle East Media Research Institute (MEMRI) a traduit l’article et l’a porté à l’attention du public aux Etats-Unis et ailleurs, ce qui a entraîné des enquêtes de différentes commissions du Congrès américain et d’autres agences gouvernementales. [3]
Les Nations-unies ont été chargées de la gestion du programme “Pétrole contre nourriture” en vertu de la Résolution 986 du Conseil de sécurité (en 1995). Les moyens mis en œuvre pour la gestion du programme ont été définis dans un protocole d’accord entre le gouvernement irakien et l’ONU, le 20 mai 1996. Les Nations-unies ont inauguré leur gestion du programme “Pétrole contre nourriture” par l’ouverture d’un bureau spécial le 15 octobre 1997, connu sous le nom de “Bureau du Programme irakien” (BPI) ; le Chypriote Benon Sevan en a été désigné directeur exécutif.
Après avoir nié tout méfait et beaucoup traîné suite à la publication de la liste des 270 – où figure le nom M. Sevan, l’ONU a appointé un haut comité chargé d’enquêter sur la corruption et la mauvaise gestion du programme, ainsi que sur l’éventuelle implication de ses propres responsables. Ce comité est présidé par M. Paul A. Volcker ; Richard J. Goldstone et Mark Pieth en sont membres.
Le rapport provisoire
Le Comité a publié un rapport provisoire le 3 février 2005. Ce rapport porte sur quatre points clé, traités plus ou moins en profondeur :
- L’acquisition initiale par les parties contractantes des Nations-unies (1966)
- Benon Sevan et l’attribution de parts de pétrole
- La gestion des comptes administratifs du programme (2.2%)
D’autres points sont encore sous examen, l’un des plus délicats étant l’engagement de Kojo Annan, fils du Secrétaire général des Nations unies, M. Kofi Annan, par la société de services suisse Cotecna, alors que celui-ci était sous contrat avec le BPI. Un autre problème délicat qui reste à traiter est celui du rôle joué par les agences liées à l’Onu dans l’approvisionnement de produits, en particulier aux trois gouvernorats kurdes au Nord de l’Irak. La presse kurde a affirmé que ces agences fournissaient des produits de mauvaise qualité, faisant notamment référence aux céréales, et qu’elles permettaient aux services de renseignements irakiens (Moukhabarat) d’entrer dans leurs bureaux comme bon leur semblait.
Acquisition initiale des parties contractantes des Nations unies
Ce chapitre du rapport du Comité porte sur la sélection de trois importantes parties contractantes : la BNP (France), Saybolt Eastern Hemisphere BV (Pays-Bas) et Lloyd’s Register Inspection Ltd (Royaume-Uni)
Le rapport note que la sélection de ces trois entités enfreint “les règles d’acquisition en vigueur (…) de l’ONU ” (p. 110). Il existe des preuves d’ingérence politique par des pays membres du Conseil de sécurité en faveur des sociétés de leurs pays respectifs ; il n’existe toutefois pas de preuves de corruption, bien que le rôle joué par le précédent Secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali, dans la sélection de la BNP, reste à clarifier.
Les parts de pétrole de Benon Sevan
Pour plusieurs raisons, Benon Sevan, directeur exécutif du BPI, est devenu le centre du scandale, faisant l’objet de vives critiques de la part du Comité. M. Sevan est accusé d’avoir profité de son statut et de son pouvoir d’influence sur le gouvernement irakien pour assurer neuf parts de pétrole à son ami Fakhri Abdelnour, propriétaire de l’AMEP et parent de l’ancien Secrétaire général des Nations unies, M. Boutros Ghali. Bien que seulement six parts, totalisant 7.3 millions de barils, aient été levées, l’AMEP n’a pas tardé à en tirer un revenu net de 1.5 million de dollars (p. 152). Entre 1999 et 2003, le compte en banque de M. Sevan a été crédité de quatre virements totalisant la somme de 160 000 dollars. M Sevan a déclaré que cet argent lui avait viré par sans tante, aujourd’hui décédée, pour “couvrir les frais de son séjour annuel” avec lui et sa famille à New York (p. 161).
Le rapport cite des preuves médico-légales de l’implication de M. Sevan. Mais même en l’absence de telles preuves, les affirmations du ministre irakien du Pétrole selon lesquelles M. Sevan, ou son ami Abdelnour, ont obtenu des parts de pétrole, suffiraient à maintenir les accusations contre lui, pour les raisons suivantes :
Sous Saddam, l’Irak était un régime totalitaire. L’expérience de tels régimes dans la première moitié du siècle donnait lieu à des rapports d’une grande précision, même en ce qui concerne les plus horribles crimes de guerre. Au moyen de ces rapports méticuleux, les fonctionnaires se protégeaient contre toute accusation d’insubordination ou de méfait.
En outre, M. Sevan était une personnalité incontournable pour le régime irakien, et il n’y a aucune raison de croire qu’un quelconque responsable irakien aurait eu l’intention de “monter un coup” contre lui. Après tout, personne, à l’époque de ces transactions, ne pouvait soupçonner qu’elles seraient révélées au grand jour. Deux déclarations de M. Sevan révèlent son approbation des fréquentes protestations irakiennes contre la trop grande “emprise” sur les contrats (essentiellement des Etats-Unis et du Royaume-Uni). Dans une lettre, M. Sevan affirme “entièrement partager les frustrations du distingué ministre du Pétrole”. Il promet de “poursuivre nos efforts pour réduire encore l’emprise”. (p. 145). Dans le mois suivant son retour de Bagdad, il a déclaré au Conseil de sécurité, le 16 août 2000 : “Je me sens obligé d’attirer l’attention du Conseil sur le nombre inacceptable de freins posés aux demandes.” (p. 146)
Troisièmement, il n’existe absolument aucune preuve de falsification de la liste publiée par Al-Mada, ce qui a été confirmé par M. Duelfer.
M. Sevan fait face à un avenir incertain. S’il s’avère que les virements effectués sur son compte proviennent bien d’une source illicite, il devra en subir les conséquences dans sa déclaration d’impôts.
Vérifications des comptes internes au programme
Le rapport met le doigt sur deux points significatifs concernant les vérifications de comptes internes au programme : d’abord, “l’absence d’attention portée au contrats relatifs à l’acquisition de pétrole et à l’approvisionnement humanitaire” (p. 182) Ensuite, le rapport mentionne que “les ressources engagées par le programme étaient inadéquates”.
Au sujet de la vérification des comptes, je voudrais toutefois porter à l’attention du Comité du Congrès une lettre de M. Shashi Tharoor, Sous-secrétaire général pour la communication et l’information publique des Nations unies, publiée par le Wall Street Journal le 18 février 2004, un mois après que la liste eut été publiée par Al-Mada (et ensuite par MEMRI), presque une année complète avant la publication du rapport provisoire du Comité. M. Tharoor déclare dans cette lettre que “la gestion du programme a été strictement conforme a mandat qui lui a été accordée par le Conseil de Sécurité et a fait l’objet de près de 100 différentes vérifications de comptes, externes et internes”. Je répète : Mr Tharoor a dit : “100 vérifications différentes” entre 1998 et 2003. En outre, d’après M. Tharoor, le Secrétaire général a affirmé que ces vérifications “n’ont produit aucune preuve de méfait de la part du responsable de l’Onu [M. Sevan].
Cette lettre soulève un certain nombre de questions fort dérangeantes :
1) M. Tharoor, un très haut responsable des Nations-unies, a-t-il essayé, en connaissance de cause et délibérément, de tromper le public ou, pour le moins, de taire les voix qui se sont levées pour critiquer le travail des Nations-unies ?
2) Qui a permis la disculpation de M. Sevan, avant même que les problèmes soient correctement examinés ?
3) Qui a dénombré les prétendues 100 vérifications de comptes auxquelles la lettre fait référence ?
4) M. Sevan est-il à l’origine de cette lettre ?
5) Le Secrétaire général a-t-il approuvé cette lettre, ou a-t-il au moins été informé de son existence ?
6) Qu’est-ce qui a permis au Secrétaire général de conclure à l’absence de tout méfait de la part du responsable des Nations-unies ?
7) M. Tharoor a-t-il aussi été soumis à une enquête du Comité, permettant de définir les sources de cette information erronée ? (En effet, le nom de M. Tharoor n’apparaît pas dans le glossaire des individus interviewés par le Comité, alors qu’il devrait y figurer).
«La gestion du compte d’administration du programme(2,2%) »
Ayant été chargée de gérer le programme “Pétrole contre nourriture”, l’ONU a créé un compte spécial désigné par le sigle ESD (compte bloqué destiné aux coûts opérationnels et administratifs) pour la gestion des revenus générés par les 2.2% du chiffre d’affaire total de la vente de pétrole qui ont été affectés à l’administration du programme. Au total, 1,4 milliards de dollars ont été déposés sur le compte ESD provenant de la vente de pétrole atteignant une valeur de 62.4 milliards de dollars.
Les frais imputés au compte ESD se sont élevés approximativement à 910 millions de dollars, desquels 482 millions, soit 53%, ont été transférés aux agences affiliées à l’ONU et impliquées dans le programme (p.37). Le Comité n’a pu établir de mélange des fonds et a fait l’éloge de l’ONU pour avoir maintenu des comptes séparés (p.40). Le Comité n’a pas, néanmoins, étudié l’utilisation et l’allocation des fonds par les agences affiliées à l’ONU et, selon l’expérience personnelle de cet intervenant, une attention particulière doit être portée à la culture de frais généraux répandue dans de nombreuses agences onusiennes dans leur utilisation de fonds extrabudgétaires.
Des estimations des revenus illicites irakiens
Le Comité offre, presque accessoirement, des estimations des sommes illicites perçues par le régime de Saddam dans le cadre du programme Pétrole Contre Nourriture allant de 9,583 millions de dollars, chiffre estimé par la Coalition Internationale pour la Justice, au chiffre 21 149 millions de dollars présenté par le PIC (p.41) [Comité chargé par le Sénat américain d’évaluer ces revenus].
Quel que soit le chiffre définitif, il existe un consensus sur le fait qu’une quantité importante de pétrole a été acheminée clandestinement vers la Jordanie, la Turquie et la Syrie. La valeur estimée du pétrole exporté illégalement est respectivement de 1,6 milliards, 2,1 milliards et de 2,2 milliards. Une enquête approfondie doit aborder les questions suivantes:
Premièrement, quel fut le taux de remise offert par le régime de Saddam aux destinataires du pétrole de contrebande?
Deuxièmement, comment ces gouvernements ont-ils payé l’Irak et sur quels comptes l’argent a-t-il été déposé?
Troisièmement, les paiements effectués pour le pétrole ont-ils été inscrits sur les comptes courants de ces pays?
Quatrièmement, dans quelles banques les paiements ont-ils été déposés et qui était autorisé à signer les demandes de retrait sur ces comptes?
Cinquièmement, l’Office pour le Programme Irakien avait-il connaissance de la contrebande de pétrole et a-t-il abordé la question avec le Gouvernement irakien?
Conséquences pour les Nations-unies
Les problèmes rencontrés dans le cadre du programme Pétrole Contre Nourriture soulignent le manque d’expérience et les capacités limitées d’une grande bureaucratie internationale, comme les Nations Unies, pour assurer la gestion d’un programme d’une telle ampleur. Par voie de conséquence, le programme a été administré avec médiocrité et, de fait, cela aurait pu être bien pire si les Etats-Unis et le Royaume Uni n’avaient pas placé des centaines de limitations sur les contrats jugés inappropriés comme les contrats pour des produits de luxe, des contrats manifestement surfacturés ou des contrats de fourniture de produits suspectés d’avoir un double usage – civil et militaire.
L’Irak s’est plaint avec insistance au cours des ans de ces limitations, qui, selon eux, nuisaient au peuple irakien et en particulier aux jeunes enfants. M. Sevan s’est démené pour soutenir les revendications irakiennes en critiquant les efforts entrepris par les Américains et les Britanniques pour mettre un frein à ce qu’ils percevaient à juste titre être un programme humanitaire allant à la dérive.
Néanmoins, les USA et le Royaume Uni auraient pu faire davantage. Par exemple, ils auraient pu intercepter au moyen de leurs flottes les gros navires pétroliers transportant des cargaisons illégales de pétrole. Au lieu de ça, ils ont choisi d’intercepter des petits bateaux. Et pendant tout ce temps, les Etats-Unis sont demeurés le premier client du pétrole irakien.
Le manque de discipline budgétaire
L’absence de discipline budgétaire de l’ONU est endémique en raison d’un système de vote qui offre une égalité de vote à chaque membre sans considération de son niveau de contribution au budget de l’ONU. L’on peut avancer l’argument, et il a été en pratique très souvent avancé, que les Nations Unies doivent respecter la souveraineté de chacun de ses membres car étant égaux. Cet argument serait justifié quant au vote relatif aux questions politiques, économiques et sociales. Il ne peut être défendu lorsqu’il s’agit de déterminer comment les ressources de l’ONU, provenant d’affectations spécifiques, devraient être utilisées. Il est tout à fait absurde que les Etats-Unis soient amenés à défendre leur position en face d’une centaine d’autres pays dont la contribution combinée n’atteint pas la leur.
L’ONU devrait envisager d’adopter un système de vote pondéré comme celui qui a longtemps dominé les institutions de Bretton Woods, dans lesquelles chaque pays membre a un suffrage proportionné à sa contribution au capital de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International. Un système de vote à deux niveaux à l’ONU, un premier sur les questions budgétaires basé sur un vote pondéré et un second de souveraineté égalitaire pour tout le reste pourrait servir à introduire dans l’ONU de la discipline financière, un changement qui est une nécessité delongue date. [4]
Madame al-Suhail lors du discours sur l’Etat de l’Union
A la corruption sur laquelle ce rapport se concentre, sont venus s’ajouter récemment des aspects sinistres du programme Pétrole Contre Nourriture.
Au cours de son discours sur l’Etat de l’Union qu’il a prononcé le 2 février, le Président George W. Bush a fait référence à Madame Safia Taleb al-Suhail, qui dirige le Comité Politique des Femmes Irakiennes et dont le père a été assassiné par des agents de Saddam Hussein. Le 7 février, était publié dans Al-Mada, le premier quotidien a avoir publié en la liste des bénéficiaires des coupons de pétrole, un article écrit parMonsieur Bakhtiar Amin, ministre intérimaire irakien des Droits de l’homme et mari de Madame al-Suhail, affirmant entre autres choses, que le meurtrier du père de madame al-Suhail, le Cheikh Taleb al-Suhail, était le citoyen libanais Georges Dijérian qui avait reçu un coupon de 7 millions de barils en contrepartie de son acte criminel. [5] Cet événement soulève tout un ensemble de nouvelles questions sur le mauvais usage du programme Pétrole Contre Nourriture par Saddam Hussein en vue de financer des organisations et activités terroristes, des questions qui doivent encore être étudiées.
[1] Pour consulter la déposition précédente du docteur Raphaeli devant un comité de la Chambre des Représentants, voir MEMRI Inquiry & Analysis No. 172, April 21, 2004, “MEMRI Analyst’s Testimony Before Congress on the U.N. ‘Oil for Food’ Scandal”;
[2] Al-Mada (Bagdad), 25 janvier 2004
[3] Al-Mada (Bagdad), 25 janvier 2004
[4] L’auteur n’a disposé que de 48 heures pour préparer ce rapport et n’a pas eu assez de temps pour articuler ces idées de façon détaillée bien que le sens dans lequel elles se dirigent est assez évident.
[5] Al-Mada, 7 février 2005