Introduction
Avec la destitution de Saddam Hussein, l’Iran peut chercher à atteindre deux de ses principaux objectifs en Irak: le premier est d’occasionner des problèmes aux Etats-Unis pour leur mettre les bâtons dans les roues et divertir leur attention de son programme nucléaire; le second est d’affirmer son influence sur la Hawza, ou centres religieux chiites, dans les deux villes saintes de Nadjaf et Karbala, et d’empêcher que n’émergent dans ces villes des guides spirituels et religieux susceptibles de rivaliser avec ceux de la ville iranienne de Qom.
Dans un sermon du vendredi daté du 8 avril, prononcé à l’université de Téhéran au milieu de cris scandant «Mort à l’Amérique! Mort à Israël!», Hashemi Rafsandjani, président du Conseil pour les intérêts supérieurs du régime, a déclaré: «La situation actuelle en Irak représente une menace aussi bien qu’une occasion (…) C’est une menace parce que la bête américaine blessée peut prendre de furieuses mesures, mais ce peut aussi être l’occasion de donner à la bête une leçon qui la dissuadera d’attaquer un autre pays.» [1]
Frontières ouvertes: une invitation à la subversion
Il est communément admis que les forces de la coalition n’ont pas été capables d’assurer un contrôle total des frontières de l’Irak avec ses voisins, notamment avec les adversaires que sont l’Iran et la Syrie. Sur les fronts irakiens Est et Sud, des agents de renseignements iraniens ainsi que des terroristes financés par l’Iran ont pu pénétrer en Irak comme bon leur semblait. Plusieurs d’entre eux se sont déguisés en pèlerins qui, pour la première fois depuis des années, avaient la possibilité de visiter librement les deux villes saintes de Nadjaf et Karbala. Pour les musulmans chiites, ces pèlerinages relèvent presque de la même importance religieuse que le pèlerinage à la Mecque.
Se trouvant en terrain ami au Sud de l’Irak, peuplé principalement de musulmans chiites, les officiers des renseignements iraniens ont eu recours à la motivation comme à la force pour agrandir le nombre de collaborateurs. Selon le quotidien irakien Al-Nahdha, la police irakienne a arrêté un grand nombre d’Iraniens se présentant comme des pèlerins mais étant en fait des agents des renseignements. Le journal estime le nombre d’agents iraniens en Irak à 14000. Ils pénètrent les forces de sécurité naissantes du pays et profitent de la libre distribution des ouvrages et écrits en tous genres. Evaluant le succès des dogmes révolutionnaires auprès des Irakiens, le reporter du journal a découvert que, pour la première fois de toute l’histoire de l’Irak, un grand nombre de policiers se laissaient pousser la barbe en signe d’identification à l’Iran révolutionnaire. Les «pèlerins» sont aussi connus pour avoir fait entrer en Irak des centaines de commandes permettant de faire détoner des explosifs à distance. [2]
Visite d’Al-Sadr en Iran
Le jeune ouléma chiite irakien révolutionnaire Moqtada Al-Sadr s’est rendu en Iran en 2004 en tant qu’invité de la Garde révolutionnaire. Au cours de sa visite, Al-Sadr a rencontré Hashemi Rafsandjani, président du Conseil pour les intérêts supérieurs du régime, ainsi queMurtadha Radhai, chef des Renseignements de la Garde révolutionnaire, et le général de brigade Qassim Suleimani, commandant de l’armée Al-Qods et responsable des affaires irakiennes, ainsi que d’autres responsables gouvernementaux et religieux. [3]
Camps d’entraînement des partisans d’Al-Sadr
Une source de l’armée Al-Qods de la Garde révolutionnaire iranienne a révélé au quotidien londonien Al-Sharq Al-Awsat des informations sur la construction de trois camps et centres d’entraînement à la frontière Iran –Irak, destinés à l’entraînement d’éléments de «l’armée de Mehdi», fondée par Moqtada Al-Sadr. La source estime qu’entre 800 et 1200 jeunes partisans d’Al-Sadr ont reçu un entraînement militaire incluant un entraînement à la guérilla, à la production de bombes et d’explosifs, à l’utilisation d’armes à main, à la reconnaissance et à l’espionnage. Ces trois camps se trouvaient à Qasr Chirine, Ilam et Hamid, au sud de l’Irak, essentiellement peuplé de musulmans chiites.
Le journal rapporte en outre que l’ambassade d’Iran à Bagdad a distribué 400 téléphones satellite à des partisans d’Al-Sadr, à des oulémas et des étudiants du district Athamiyya de Bagdad, d’Al-Sadr City et de Nadjaf, à dominance chiite.
La source iranienne, connue en Irak sous le nom d’Abou Hayder, a confirmé que les services de renseignements des Gardiens de la Révolution avaient introduit dans les villes chiites un équipement radio et télévisé, utilisé par Al-Sadr et ses partisans. [4]
La source estime que le soutien financier dont a bénéficié Al-Sadr ces derniers mois a dépassé les 80 millions de dollars, sans compter le coût de l’entraînement, de l’équipement et de l’habillement de ses partisans.
La source a indiqué que des éléments de l’armée Al-Qods et des Renseignements de la Garde révolutionnaire commanditent plusieurs des opérations dirigées contre les forces de la coalition. Ces éléments mènent en outre une campagne contre les grands oulémas chiites tels que le grand ayatollah Ali Al-Sistani, Hussein Al-Sadr (oncle de Moqtada), l’ayatollah Ishaq Al-Fayyadh et d’autres encore, en raison de leur opposition au concept d’«autorité du juriste» (Wilayat Al-Faqih), qui correspond au mode de gouvernement de Khomeyni. [5]
Les services iraniens de renseignements en Irak
Un responsable iranien connu sous le nom d’Al-Hadj Saidi, autrefois responsable du bureau irakien des services iraniens de renseignements, a évoqué une importante présence iranienne du point le plus au nord de l’Irak jusqu’au point le plus au sud. Les Iraniens disposent d’un important réservoir d’agents potentiels parmi les chiites irakiens, mais plus encore parmi les ressortissants irako-iraniens, expulsés par Saddam Hussein vers l’Iran, qui reviennent actuellement en Irak. Ces derniers n’agissent pas uniquement comme des agents; ils constituent aussi un important réservoir de voix chiites qui pourraient faire pencher la balance en faveur d’Al-Sadr lors de futures élections en Irak. Ces agents sont soupçonnés de l’assassinat de l’ayatollah libéral Mohammed Baqir Al-Haqim, ancien guide du Conseil suprême de la Révolution islamique en Irak et ancien membre du Conseil gouvernemental irakien; ils comptaient également assassiner le grand ayatollah Ali Al-Sistani, également modéré, mais leur dessein a été découvert. [6]
Des fonds iraniens pour financer des groupes laïcs
Le quotidien irakien Al-Zaman a rapporté une enquête secrète menée par l’APC et le Conseil gouvernemental irakien sur le flux de fonds en provenance d’Iran allant à des groupes laïcs. On sait que des réunions avec de tels groupes ont été organisées dans différents pays du Golfe. Bien que l’Iran ait nié toute ingérence dans les affaires intérieures irakiennes, les faits prouvent le contraire. [7]
Un autre article d’Al-Zaman critique l’Iran pour avoir permis à des membres d’Al-Qaïda et à des groupuscules arabes extrémistes fidèles à Téhéran de pénétrer en Irak. Il critique en outre les efforts déployés par l’Iran pour imposer son contrôle sur les centres islamiques chiites irakiens et terroriser les adversaires de sa politique. L’article évoque aussi la contrebande de pétrole irakien, de moutons et de pièces de rechange, ainsi que la destruction de l’infrastructure économique irakienne par des gangs iraniens organisés, actes criminels qui, d’après l’article, n’auraient pu se produire sans le soutien explicite des autorités iraniennes. Ce journal a qualifié la politique iranienne de «vile et insondable.» [8]
Le Hezbollah en Irak
Une autre branche de l’intervention iranienne en Irak est son «fondé de pouvoir»: le Hezbollah. Selon le quotidien londonien Al-Hayat, l’Iran a envoyé 90 de ses combattants en Irak peu après la destitution du régime de Saddam Hussein. La présence de combattants du Hezbollah en Irak a pour objectif de neutraliser toute tentative des forces de la coalition pour activer un mouvement d’opposition à l’Iran à partir de l’Irak. Pour reprendre les termes d’un quotidien irakien, l’Iran dit à Washington: «Nous pouvons vous aider, mais nous pouvons aussi vous poser des problèmes.» [9] En attendant, cherchant à intensifier la controverse, Moqtada Al-Sadr a annoncé qu’il était allié au Hezbollah – appuyé par l’Iran – et au Hamas palestinien. L’alliance a été vivement critiquée dans la presse irakienne.
Invasion de pèlerins sur les lieux saints
Traversant des frontières grand ouvertes et pénétrant le territoire sans avoir à présenter ni passeports ni visas, 150 bus arrivent chaque jour à Karbala. Le nombre de visiteurs était beaucoup plus important durant l’Ashura, où les musulmans chiites commémorent la mort de Hussein, petit fils de Mahomet, ou au cours des autres festivités religieuses. Al-Hayat mentionne les «tâches noires» se déplaçant d’un lieu à un autre, précédées d’une figure portant un drapeau, fait courant parmi les groupes de touristes. Le président tournant du Conseil gouvernemental irakien, Muhsin Abd El-Hamid, a déclaré que l’Irak avait autorisé la visite de 1000 à 2000 personnes, mais qu’en fait 10000 Iraniens franchissaient la frontière chaque jour. [10]
Les frontières ne sont toutefois ouvertes, en principe, que dans une direction. Le quotidien irakien Bagdad révèle l’insatisfaction de nombreux Irakiens qui constatent que les Iraniens peuvent pénétrer dans leur pays sans passeports, y introduisant parfois des drogues, qu’ils échangent contre des textiles ou des denrées alimentaires. En revanche, un citoyen irakien doit payer 140 dollars pour obtenir un visa d’entrée en Iran. [11] Selon les estimations irakiennes, 10% des 5 millions de visiteurs iraniens ont pu s’enregistrer comme Irakiens et seront en mesure de voter aux futures élections. [12]
Drapeaux iraniens à Karbala
Dans un article intitulé «Ne soyez pas surpris de voir des drapeaux iraniens flotter sur Karbala», un éditorial du quotidien irakien Al-Mashriq déclare que c’est une chose de visiter les lieux saints et d’organiser des expositions à Bagdad pour distribuer des photos de symboles religieux iraniens (peut-être en référence aux photos de l’ayatollah Khomeyni); c’en est une autre de brandir des drapeaux iraniens à proximité des lieux saints et de faire en sorte que le perse devienne la langue parlée à Karbala. L’éditorial se plaint des Iraniens qui font passer des drogues dans le pays ou font de la contrebande d’antiquités irakiennes et de denrées alimentaires. Selon ce journal, de tels événements s’apparentent à une «invasion culturelle». [13]
Al-Sistani émet une fatwa appelant au calme
La récente rébellion de Moqtada Al-Sadr et sa menace de recourir à ses milices pour faire pleuvoir le «feu de l’enfer» si les forces de la coalition tentent d’entrer à Nadjaf pour le capturer, ont été dénoncées par l’establishment religieux chiite de Nadjaf et Karbala. Les dignitaires religieux ont demandé à Al-Sadr de faire sortir ses forces de ces deux villes pour épargner leurs habitants de «la mort, la souffrance, le feu et la fumée.» [14] Plus important, l’ayatollah Al-Sistani, grand ouléma chiite, a émis une fatwa interdisant toute action menaçant la paix. On peut y lire:«Au nom du Tout puissant, nous dénonçons les méthodes des forces d’occupation face aux incidents actuels, et nous dénonçons la violation des propriétés publiques et privées, ainsi que tout ce qui peut perturber la paix et empêcher les responsables irakiens de remplir leurs obligations au service de la population. Nous appelons à traiter ces problèmes avec sagesse et par des moyens pacifiques, et à éviter toute mesure pouvant conduire à une escalade [de la violence] susceptible de mener à plus de chaos et de sang versé. Il incombe aux forces politiques et sociales d’œuvrer activement pour mettre fin à ces tragédies. Allah est la Source de la réussite.» [15]
Al-Sistani pense que lors d’élections libres en Irak, les chiites obtiendront une majorité qui leur permettra d’être élus au gouvernement de l’après-occupation, et il ne souhaite pas semer le trouble. Il considère Al-Sadr non seulement comme remettant en cause son autorité, mais comme un élément perturbateur susceptible de mettre en danger les chances chiites d’atteindre leur objectif. Il n’est pas surprenant qu’il ait refusé de rencontrer Al-Sadr malgré l’insistance de ce dernier.
Il a aussi été rapporté de la ville de Qom, le centre religieux chiite en Iran, que l’ayatollah Kadhem Hussein Al-Hairi, considéré comme le père spirituel de Moqtada Al-Sadr, avait manifesté son mécontentement face à la conduite d’Al-Sadr et son incapacité à coordonner son action avec celle du bureau d’Al-Hairi à Nadjaf. [16] En outre, les guides religieux et tribaux de la région de Nadjaf ont dénoncé les tactiques fortes de l’Armée Al-Mehdi, qui cherche à imposer sa volonté aux résidants locaux. [17]
Il est trop tôt pour présager de l’aboutissement de la rébellion menée par Al-Sadr. Il est clair que si la souveraineté de l’Irak doit être transférée le 30 juin, les milices devront cesser d’exister. Autrement, le danger d’un recours à la force par les différents groupes et sous-groupes ethniques cherchant à atteindre leur but sera accru. Les Iraniens pourraient aider, mais l’APC est contre toute ingérence iranienne dans les affaires irakiennes. [18] Ainsi, il s’avèrera peut-être inévitable de recourir à d’autres moyens pour éloigner Al-Sadr et ses milices des deux villes saintes chiites de Nadjaf et Karbala.
* Nimrod Raphaeli est chargé d’analyses pour MEMRI
[1] Al-Siyassah (Koweït), le 10 avril 2004.
[2] Al-Nahdha (Irak), le 17 février 2004.
[3] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 8 octobre 2003.
[4] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 9 avril 2004.
[5] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 9 avril 2004.
[6] Al-Furat (Bagdad), le 4 avril 2004.
[7] Al-Zaman (Irak), le 17 avril 2004.
[8] Al-Zaman (Irak), le 11 novembre 2003.
[9] Al-Hayat (Londres), le 25 novembre, 2003.
[10] Al-Sabah (Irak), le 23 février 2004.
[11] Bagdad (Irak), le 23 février 2004.
[12] Al-Zaman (Irak), le 17 avril 2004.
[13] Al-Mashreq (Irak) le 17 février 2004.
[14] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 28 avril 2004.
[15] Al-Ittihad (Bagdad), le 12 avril 2004.
[16] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 30 avril 2004.
[17] Al-Sharq Al-Awsat (Londres), le 30 avril 2004.
[18] Voir l’interview de l’ambassadeur Bremer sur Al-Jazira, le 26 avril 2004.