Dans un article intitulé «Echos coloniaux», publié dernièrement dans Al-Ahram Weekly, Galal Amin, professeur d’économie à l’université américaine du Caire, réagit à l’Initiative pour un Grand Moyen-Orient du gouvernement américain. Voici quelques extraits de l’article: [1]
L’Initiative américaine pour un Grand Moyen-Orient: dans quel but et pourquoi maintenant?
«Après avoir parcouru quelques lignes de l’Initiative pour un Grand Moyen-Orient, on est saisi d’incrédulité. Cette initiative se trouve en tête du programme de la conférence du G8 prévue pour juin aux Etats-Unis. Le texte, publié le 13 février dans le quotidien Al-Hayat, édité en arabe à Londres, plonge dans les insuffisances des sociétés arabes dès la ligne 3. Un petit paragraphe introductif, et nous voilà aux prises avec les horreurs du monde arabe. Le PNB combiné des pays membres de la Ligue arabe est inférieur à celui de l’Espagne, par exemple. Près de 40% des Arabes adultes, soit 65 millions de personnes, sont analphabètes, dont deux tiers de femmes. La liste ne s’arrête pas là, établissant, dès la première phrase, que la situation représente un ‘défi et une occasion unique pour la communauté internationale.’
Une occasion de quoi, au juste? De réforme? Dans quel domaine? De renaissance? Dans quel secteur? L’initiative mentionne trois secteurs de réforme, sur la base des deux rapports sur le développement humain dans les pays arabes publiés par le PNUD en 2002 et 2003. Le texte se réfère fréquemment aux rapports du PNUD, soulignant que ses auteurs sont arabes. Ce qui signifie que leurs conclusions concernant les problèmes dans leurs propres pays sont au-delà de tout doute, c’est bien ça? Le texte de l’Initiative mentionne trois domaines où les Arabes sont tout particulièrement en tort: a) la démocratie, b) l’instruction, c) l’émancipation des femmes. L’Initiative s’étend sur l’ ‘expansion’ de l’opportunité économique dans le monde arabe.»
Quel intérêt avez-vous à vous mêler de nos affaires? Sommes-nous allés nous plaindre chez vous de notre démocratie, de [l’état de] nos connaissances ou de [l’émancipation de] nos femmes? Sommes-nous allés vous demander de l’aide?
«La première phrase qui devrait venir à l’esprit des Arabes est: qu’est-ce que c’est que ces histoires? Quel intérêt avez-vous à vous mêler de nos affaires? Sommes-nous allés nous plaindre chez vous de notre démocratie, de [l’état de] nos connaissances ou de [l’émancipation de] nos femmes? Sommes-nous allés vous demander de l’aide? Plus on y pense, plus l’ensemble paraît insultant. D’abord, parce que les maux évoqués par le texte – au sujet de la démocratie, de l’instruction et des femmes – remontent à des décennies, si ce n’est à des siècles. Pourquoi ce désir soudain de redresser les torts? Pourquoi maintenant? (…)
La seule explication que propose l’Initiative pour un Grand Moyen-Orient est que la situation pitoyable dans laquelle se trouvent les pays arabes a engendré la terreur arabe et islamique et que celle-ci menace la sécurité américaine et européenne, ainsi que le prouvent les événements du 11 septembre. Donc il faut bien faire quelque chose. Selon le texte de l’Initiative, ‘les trois insuffisances’ mentionnées par les auteurs arabes des deux rapports de l’ONU, de 2002 et 2003, sur le développement des pays arabes – [dans les domaines de] la liberté, la connaissance et l’émancipation des femmes – créent des conditions défavorables aux intérêts des membres du G8. Tant que le nombre de personnes privées de droits politiques et économiques continuera de croître, la région connaîtra une progression de l’extrémisme, de la terreur, du crime international et de l’immigration illégale.’»
«Aucune preuve décisive que le 11 septembre soit le fait de la terreur arabe islamique; les Américains sont peut-être responsables.»
«La thèse selon laquelle l’Initiative pour un Grand Moyen-Orient tend, au moins partiellement, à supprimer la terreur du type du 11 septembre 2001, n’est pas convaincante, pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles est que rien n’assure que les attentats de septembre soient le produit de la terreur arabe islamique. Aucune preuve décisive n’est encore disponible à ce sujet. De nombreux écrivains américains, européens et arabes soupçonnent les Américains d’avoir perpétré ces attentats ou d’y avoir contribué, à moins que les Américains n’aient su qu’ils allaient avoir lieu et aient choisi de ne rien dire. Ces soupçons sont bien enracinés et reposent sur de sacrées preuves, mais le gouvernement américain les censure avec force et interdit le moindre débat sur la question, ce qui, soit dit en passant, permet de soupçonner le gouvernement américain de [délit dans le domaine de] ‘l’instruction’. Mais arrêtons-nous là.»
La thèse selon laquelle la terreur résulte du manque de liberté, de connaissance et d’émancipation des femmes est indéfendable.
«Supposons, juste pour le plaisir du débat, que les attentats de septembre soient véritablement le produit de la terreur arabe et islamique. Supposons également que la prétendue terreur arabe et islamique soit un phénomène vraiment indépendant de toute intervention étrangère. Supposons que la terreur arabe et islamique n’ait pas été encouragée et incitée par les services de renseignements d’autres parties du monde (…) Supposons que la terreur arabe et islamique soit purement arabe et islamique, émanant de sources arabes, et qu’elle ait poussé sur le sol arabe. Même si tout cela était vrai, la thèse selon laquelle cette terreur découlerait du manque de liberté, de connaissance et d’émancipation des femmes demeure indéfendable, pour plusieurs raisons.»
Quelle garantie avez-vous qu’un gouvernement arabe démocratique représentant fidèlement les sentiments de son propre peuple ne commettrait pas d’actes terroristes contre vous?
«Premièrement, sur la base de quelle analyse rigoureuse prétendez-vous que les causes de la terreur sont le manque de démocratie, de connaissance et d’émancipation des femmes? La terreur dont vous vous plaignez est une terreur dirigée contre vous. Quelle garantie avez-vous qu’un gouvernement arabe démocratique représentant fidèlement les sentiments de son propre peuple ne commettrait pas d’actes terroristes contre vous ou n’encouragerait pas certaines personnes à perpétrer de tels actes?
Prenez, par exemple, le cas du gouvernement iranien, qui a pris le pouvoir en 1979 suite à une révolte populaire soutenue par une écrasante majorité d’Iraniens. N’est-ce pas sous ce gouvernement que l’ayatollah Khomeyni a émis un décret appelant à assassiner l’écrivain britannique Salman Rushdie pour avoir écrit un roman considéré comme anti-islamique? Peut-être la démocratie ne suffit-elle pas à supprimer la terreur.»
Ceux qui ont fait percuter les tours jumelles aux avions qu’ils pilotaient n’étaient-ils pas instruits? Les bombes humaines palestiniennes n’étaient-elles pas émancipées?
«En ce qui concerne le manque d’instruction, que penser des jeunes Arabes qui, dites-vous, étaient aux commandes des avions qui se sont écrasés contre les Tours jumelles et le Pentagone? N’étaient-ils pas instruits, munis de suffisamment de capacités techniques pour réquisitionner des avions commerciaux? Donc, l’instruction ne suffit apparemment pas à supprimer la terreur. Ou avez-vous une autre idée en tête quand vous parlez de connaissance? Parce que si vous pensez à la connaissance de la littérature mondiale et des sciences humaines, soyez clairs, vu qu’il est beaucoup plus facile de se rattraper dans ce domaine.
En ce qui concerne les femmes, que penser des jeunes filles et femmes palestiniennes – que vous considérez comme des terroristes – qui se font éclater en morceaux pour protester contre l’usurpation de leurs droits nationaux, espérant par leur sacrifice pouvoir récupérer la Palestine? La plupart de ces femmes étaient instruites, avaient un esprit indépendant et étaient gonflées d’assurance. Et pourtant vous qualifieriez leurs actions de haut terrorisme. Ainsi l’émancipation des femmes ne suffit pas à supprimer la terreur. Ou est-ce un autre type d’émancipation que vous avez à l’esprit?»
La véritable cause de la terreur: les relations entre le monde arabe et les Etats-Unis et la position américaine sur le problème palestinien et Israël
« Il est bien plus simple de supposer que la terreur ne découle pas essentiellement d’une déficience de la démocratie, de l’instruction ou de l’émancipation des femmes, mais bien des relations toutes particulières que nous entretenons avec les Etats-Unis, et de la position américaine sur le problème palestinien et Israël. C’est ainsi que l’Initiative d’un Grand Moyen-Orient aurait tendance à aggraver, plutôt qu’à atténuer, la tendance de la région à commettre des actes terroristes. Un tel projet accentuerait en effet [l’état des] relations entre la région et les Etats-Unis, les rendant encore plus tordues. L’Initiative semble conduire à un plus mauvais traitement des Palestiniens, en premier lieu parce qu’elle ne dit rien des Palestiniens et de leurs souffrances. Le seul pays de la région mentionné en termes favorables est Israël.
Deuxièmement, supposons, juste comme ça, qu’un régime plus démocratique, se consacrant davantage à l’éducation et à l’instruction, plus respectueux des femmes, puisse venir à bout du terrorisme. Combien de temps cela prendrait-il? Il faut du temps pour changer toutes ces réalités, et les avantages ne se feraient sentir qu’à long terme. Etes-vous vraiment disposés à supporter la terreur pendant tout ce temps? Ne faudrait-il pas plutôt chercher un moyen plus rapide et plus efficace de supprimer la terreur, tel que la suppression du contre-terrorisme, du type de celui qu’Israël exerce en Palestine, et les Etats-Unis en Irak?»
Les véritables motifs de l’Initiative: le pétrole irakien, les marchés régionaux, et l’adoucissement de la région pour permettre à Israël d’exercer sa domination
«S’il s’avère que les doutes mentionnés plus haut sont fondés, ce que je crois, alors cet intérêt soudain pour la réforme a des motifs cachés, comme le contrôle du pétrole irakien, la taille des marchés, l’adoucissement de la région pour permettre à Israël d’exercer sa domination. Et vu qu’aucun de ces motifs n’intéresse les Arabes, il a fallu les enrober de slogans apparemment compatibles avec leurs intérêts: la démocratie, l’instruction, l’émancipation des femmes et le développement.
La liberté et la démocratisation rendraient l’occupation de l’Irak plus acceptable. La modification du programme scolaire – sous prétexte de consolider les connaissances et d’améliorer le sort des femmes-, encouragerait les élèves à accepter l’idée de la coopération avec Israël. Les chaînes télévisées créées grâce à un financement américain, pour soi-disant améliorer [le niveau d’]instruction et [la qualité des] médias, encourageraient la vente de produits américains et israéliens. La création d’une banque de développement au Moyen-Orient, comme le propose l’Initiative, accorderait à Israël une part des revenus pétroliers et de l’aide étrangère accordée à la région. Il n’est donc pas surprenant qu’une initiative qui critique exclusivement les pays arabes soit considérée au niveau du Grand Moyen-Orient, son but étant de rapprocher la proie du prédateur… »
Bush avance dans les pas de Napoléon: «Napoléon s’exprimait posément, mais, comme les Américains aujourd’hui, il maniait le bâton.»
«L’Initiative pour un Grand Moyen-Orient me rappelle le prospectus de Napoléon Bonaparte distribué aux Egyptiens au moment de l’invasion de l’Egypte par ses armées en 1798. La ressemblance est frappante, bien que les projets français et américain soient éloignés d’un siècle l’un de l’autre. J’ai relu la déclaration de Napoléon, citée par l’un de ses contemporains, l’historien Al-Gabarti. Cette déclaration s’ouvre sur une mention dévote, puis se met à prôner la démocratie et l’égalité, tout en diffamant les dirigeants du pays pour avoir injustement traité les étrangers (…)
Exactement comme l’initiative américaine deux siècles plus tard, la déclaration de Napoléon promet aux Egyptiens le progrès et la prospérité sous l’autorité française: ‘A partir de maintenant, aucun Egyptien n’aura à désespérer d’intégrer un haut poste. Les chercheurs scientifiques et les meilleurs esprits de la nation seront mobilisés, ce qui améliorera la situation du pays.’ Napoléon s’exprimait posément, mais tout comme les Américains aujourd’hui, maniait le bâton. ‘Tout village qui se lèvera contre les soldats français sera incendié’, précise l’Article II de la déclaration française.»
[1] Al-Ahram Weekly (Egypte), 1-7 avril 2004.