Au cours d’une visite à Paris où il s’est entretenu avec le président Jacques Chirac, le fils du dirigeant libyen Mouammar Al-Kadhafi, Sayf Al-Islam Al-Kadhafi, a accordé une interview au quotidien Al-Hayat , édité en arabe à Londres. Voici quelques extraits de l’entretien: [1]
Les Libyens sont motivés par le progrès, le développement et la démocratie
Question: Pensez-vous que le problème du vol UTA [772, en référence à l’attentat perpétré par la Libye en 1989] [2] et de l’indemnisation des familles des victimes est entièrement réglé avec Paris?
Sayf Al-Islam : J’ai personnellement entendu de la bouche du président Chirac que le problème du vol UTA était résolu, qu’une nouvelle page était tournée [dans les relations entre la France et la Libye], et que la France désirait coopérer et travailler avec la Libye en Afrique et dans les pays méditerranéens sur les réformes liées à [l’initiative] du ‘GrandMoyen-Orient’. La rencontre avec Chirac a été très positive ; il a promis de visiter la Libye. Le Premier ministre libyen Shukri Ghanem sera en visite en France le mois prochain pour confirmer ces accords.
Question: L’affaire s’est-elle conclue par l’indemnisation des familles du [DC10] UTA, et les fonds ont-ils été versés?
Sayf Al-Islam : L’Institution Kadhafi [3] a terminé [son travail à ce sujet], a réglé le problème des fonds, des modalités de paiement, ainsi que tous les problèmes d’ordre légal: le paiement sera achevé en avril [2004].
Question : Nous avons lu que le changement dans [la composition du] gouvernement en Libye est considéré comme une victoire pour Sayf Al-Islam. Comment l’interprétez-vous?
Sayf Al-Islam : J’aimerais rectifier le titre de l’article paru [dans le journal] Al-Hayat, qui laisse entendre que le changement [dans la composition du gouvernement] représente une victoire pour [le courant de] Sayf Al-Islam. C’est inexact, parce qu’il n’existe pas de tel courant. Ce qui existe, c’est le peuple libyen comme ensemble, avec ses désirs et ses aspirations. L’institution civile Al-Kadhafi reflète ces désirs.
Le peuple libyen est motivé par le progrès, le développement, la démocratie, les droits de l’Homme et les libertés, qui sont au programme de nos institutions, lesquelles reflètent les pensées et les aspirations de la société [libyenne]. Bientôt, la Libye sera témoin [d’un développement] qui deviendra un précédent dans le monde arabe, et qui se manifestera par la liberté de presse et de publication.
L’Accord sur les ADM a été conclu avant la guerre en Irak
Question: Comment arriver à cela avec un courant qui s’oppose à l’ouverture, prétendant que celle-ci menace le régime?
Sayf Al-Islam: Nous, à l’institution Al-Kadhafi, poursuivons notre plan sur la presse et les publications. Dans toute société civile, il existe des désaccords entre gens de gauche, extrémistes et conservateurs. Dans la société libyenne, il existe également des désaccords de ce type, mais 70% des Libyens de moins de quarante ans aspirent aux mêmes valeurs que la jeune génération.
Parallèlement, les courants opposés à la réforme rassemblent un petit nombre de personnes, à l’instar [des pièces d’artillerie] qui restent une fois la guerre révolue. Il nous reste par exemple un certain nombre de mines datant de la Deuxième guerre mondiale, mais elles ne sont pas utilisables. Elles sont les vestiges d’une période donnée de l’histoire.
Question: Mais la liberté de presse et l’ouverture ne dérangent-elles pas et ne menacent-elles pas le régime libyen?
Sayf Al-Islam: Je ne crois pas qu’il existe en Libye de véritable opposition à la réforme et à l’ouverture. Ce ne sont pas cinq, ou dix personnes, qui vont modifier la trajectoire et les désirs de cinq millions de Libyens. La Libye doit être un pays ouvert et démocratique. Si elle ne le devient pas, elle sera un pays arabe réactionnaire, dictatorial et fasciste.
Question: Vous avez à plusieurs reprises affirmé ne pas être l’hériter du dirigeant Mouammar Al-Kadhafi; pourtant tout le monde vous considère et vous traite comme tel. Etes-vous conseiller du colonel [Kadhafi]?
Sayf Al-Islam : Je ne dispose pas des capacités suffisantes pour être le conseiller du chef d’Etat Mouammar Al-Kadhafi. Je n’ai pas encore atteint le niveau de connaissances [requis] pour devenir le conseiller du commandant (…)
Question: Qu’est-ce qui a poussé le président Al-Kadhafi à remettre aux Américains tout l’équipement exigé [en matière d’ADM]? Etaient-ce d'[éventuelles] sanctions internationales ou la crainte d’une offensive américaine [contre la Libye]? Etaient-ce là les principaux sujets de discussion avec le Département d’Etat américain?
Sayf Al-Islam : Pour être précis, cela faisait déjà neuf mois que [l’accord] était pratiquement conclu entre les renseignements américains, les renseignements britanniques et les services de renseignements militaires libyens en matière d’ADM, grâce à des négociations secrètes intervenues avant la guerre en Irak.
50 ans de lutte armée palestinienne n’ont pas eu les effets de cinq ans de négociations
Question: Etiez-vous au courant [de cet accord]?
Sayf Al-Islam (riant): Je l’ai vu arriver de loin. La décision libyenne [de désarmement] a trois raisons que je présente au public pour la première fois:
La première consiste dans les gains politiques, économiques et culturels [qui nous étaient offerts] (…)
La deuxième est que nous nous trouvions sur un terrain glissant avec l’Occident. Quand l’Occident est venu nous dire qu’il ne voulait pas se battre contre nous, mais être notre partenaire, [nous nous sommes demandés] quel intérêt il y avait à persister dans l’hostilité.
La troisième et principale raison est que nous avons développé des armes dans le but de mener la guerre contre l’ennemi. [Mais] nous avons constaté que la lutte armée des Palestiniens, qui dure depuis 50 ans, n’a pas eu d’aussi bons résultats que ceux que nous avons obtenus en cinq ans de négociations. Ils ont dit au commandant [Mouammar Kadhafi] qu’ils avaient renoncé aux armes, emprunté la voie des négociations et obtenu ce qu’ils n’avaient pas obtenu en cinquante ans, de Beyrouth en Amman, en passant par la Tunisie.
En outre, le commandant [Kadhafi] a été blessé par certaines prises de position arabes qui lui ont donné le sentiment que les Arabes l’exploitaient, se moquaient de lui et le menaçaient en jouant la carte américaine.
Le commandant est convaincu que tant qu’il n’y aura pas de véritable changement dans les pays arabes et de réorganisation du système arabe, la nation ne pourra pas évoluer. Le commandant estime que si ce problème est résolu, la Libye sortira de son isolement international, entamera le dialogue avec les superpuissances et coopérera avec elles pour faire évoluer la situation des [pays] arabes. Et quand l’Occident et les Etats-Unis concluent un traité avec vous, ce qui n’est pas arrivé depuis cinquante ans, ces choses-là peuvent arriver en quelques années.
Question: Quel niveau ont atteint les relations entre la Libye et les Etats-Unis? Et quand reprendront les relations diplomatiques entre les deux pays?
Sayf Al-Islam : Aux dires des Américains, elles devraient reprendre dans les mois à venir, avant la campagne électorale des Etats-Unis. Nous prévoyons dans un proche avenir une visite en Libye de William Burns, assistant du Secrétaire d’Etat américain, ainsi qu’une visite du Secrétaire de l’Energie [des Etats-Unis]. Il y a une semaine, les sociétés pétrolières américaines sont retournées en Libye. Les sociétés Marathon, Conoco et Occidental [4] sont retournées [en Libye], et les présidents de ces sociétés se rendront en Libye la semaine prochaine, où ils rencontreront le président Al-Kadhafi. Cela permettra de reprendre instantanément les opérations là où elles se sont arrêtées. Nous avons préservé et gelé tous leurs droits pendant vingt ans. Maintenant nous exigeons qu’à leur retour, ils prennent les frais à leur charge, vu que nous avons préservé leurs droits. ~
[1] Al-Hayat (Londres), le 10 mars 2004
[2] En référence à l’attentat de 1989 contre un avion français, le DC-10 du vol UTA772 au-dessus du désert du Ténéré au Niger, qui a fait 170 morts de 17 (certains disent 18) nationalités différentes, dont 54 Français.
[3] L’institution mondiale Al-Kadhafi, dirigée par Sayf Al-Islam Al-Kadhafi, a contribué à résoudre le problème de l’indemnisation des familles des victimes du vol UTA 772.
[4] Ces sociétés ont quitté la Libye en 1986 sur l’ordre du président américain Ronald Reagan.