L’allocution du président des Etats-Unis George W. Bush, datée du 6 novembre 2003, [1] où il appelle à la démocratisation du monde arabe, a suscité des réactions négatives dans la presse arabe. En Egypte, que Bush a pris soin de mentionner, tout comme l’Iran et la Syrie, son discours a soulevé la colère de la presse gouvernementale comme de la presse d’opposition. Si des extraits de l’allocution ont été publiés dans divers journaux égyptiens, l’hebdomadaire libéral Al-Qahira , publié par le ministère de la Culture, est le seul journal à l’avoir fait paraître dans son intégralité. [2] Résumé des réactions de la presse arabe:
Un quotidien égyptien officiel: Mieux vaut la dictature de Saddam que celle de Bush
Le chroniqueur Bassyouni Al-Hilwani écrit dans l’hebdomadaire gouvernement égyptien Aqidati: «Il semble que le président américain, le Petit Bush, compte sur un groupe de conseillers fumant du haschisch. Pas une semaine ne se passe sans qu’il ne fasse au monde de nouvelles et naïves propositions, ne lui adresse à la légère de fausses accusations et des requêtes idiotes, comme si nous vivions sur une île déserte en compagnie de ses chiens gâtés (…)
Bush a oublié que les peuples arabes et islamiques préfèrent être dirigés par un dictateur comme Saddam Hussein que par un président démocratique de l’espèce de Bush, qui ment chaque jour au monde, trompe son peuple, sème chez tous les autres peuples du monde la haine à l’encontre de son propre peuple, dont il détruit la vie avec des batailles qui ne sont pas les siennes. Ô M. Bush, si vous étiez un président démocratique comme vous prétendez l’être, vous abandonneriez immédiatement votre poste et disperseriez tous vos assistants et conseillers sionistes, vu que vos mensonges, votre fraude et le fait que vous n’ayez aucun respect pour les droits humains des Irakiens et des A fghans ont été révélés au monde entier – surtout depuis que vos forces, vos avions et vos missiles ont exécuté plus de 50 000 Irakiens et Afghans qui n’ont en aucune façon péché vis-à-vis de vous et votre peuple.» [3]
Ahmed Maher, ministre égyptien des Affaires étrangères , a déclaré pour sa part que l’allocution de Bush n’avait pas été bien comprise, que Bush ne critiquait pas la démocratie égyptienne mais louait le rôle phare de l’Egypte en matière de démocratisation, présentant la démocratie égyptienne comme un exemple à suivre par d’autres pays de la région. Un éditorial du quotidien gouvernemental Al-Ahram explique: «La règle la plus élémentaire de la démocratie est qu’elle ne peut pas être imposée de l’extérieur. Ainsi que l’apprennent les étudiants de première année à l’université, et comme l’indique clairement le terme grecque d’où il est issu, le mot ‘démocratie’ signifie que le peuple règne sur lui-même, et par lui-même. Il est donc inconcevable qu’une quelconque intervention extérieure, quelle que soit son intention, prétende enseigner aux peuples comment se gouverner!
Dernièrement, des voix se sont élevées au sein du gouvernement américain pour réclamer une intervention directe visant à imposer la démocratie aux peuples et aux gouvernements, comme si ces peuples étaient mineurs ou sujets à un retard mental et avaient besoin qu’on leur tienne la main! Ces réclamations (…) constituent une violation des règles de la démocratie. Cette intervention rappelle l’ignoble vision des siècles derniers où l’homme blanc était considéré comme responsable des autres peuples et chargé de les libérer de l’ignorance et du retard. Le résultat est que cet homme blanc a maintenu ces peuples colonisés pendant des siècles, ce qui a entraîné le retard duquel ils [les Américains] veulent nous sauver aujourd’hui (…)
Le fait que l’Egypte suive le chemin de la démocratie ne nécessite aucune preuve. Il est impossible de mettre en doute [le fait que] cette terre jouisse de la liberté de presse, liberté inexistante dans un grand nombre d’autres pays. De même, nul ne peut mettre en doute [le fait que] l’Egypte possède plusieurs partis politiques et la liberté d’expression. Naturellement, on lutte toujours pour en obtenir davantage; telle est la loi de la vie. Mais il est clair que l’importation d’une démocratie sous emballage, prête à l’emploi – d’une démocratie ‘clé en main’ – ne sera d’aucune utilité à ce peuple aux racines profondes.
Notre peuple, dont la civilisation est vielle de 7000 ans, n’attend pas, et n’a pas besoin d’attendre, que d’autres lui donnent des leçons de démocratie ou de quoi que ce soit. C’est pourquoi les efforts visant à imposer la démocratie de l’extérieur sont voués à l’échec.» [4]
Un éditorial dans le même esprit, publié dans le quotidien gouvernemental Al-Gumhouriyya, évoque la possibilité de faire bénéficier d’autres pays de la région du modèle démocratique égyptien : « (…) Il est certain que l’étape à venir apportera à l’Egypte une démocratie meilleure que sous le règne de Moubarak, et [cette démocratie] viendra d’elle-même, de sa propre volonté. Elle pourra constituer un modèle de développement et de bien-être pour les autres pays intéressés par la démocratie. » [5]
Jubilation face à «l’insulte» faite par Bush aux régimes arabes «pro-américains»
La presse d’opposition égyptienne a également eu des mots durs à l’encontre des propos de Bush, jubilant toutefois sur ce qu’elle a perçu comme une insulte faite par Bush aux régimes arabes considérés comme pro-américains.
Ahmed Alwan, membre du Conseil suprême d’Al-Wafed, le plus grand parti égyptien d’opposition, écrit dans le quotidien du parti Al-Wafed: «Nous n’accepterons jamais le message d’un tyran qui ne comprend que la force et qui ne sait propager son message que par les armes [en référence à Bush]. Nous vivons sur la terre des Arabes, lesquels sont conscients de la convoitise [de Bush] face à notre région (…) Ce n’est pas l’oppression qu’exercent sur nous nos dirigeants qui a planté en nous la haine [des Etats-Unis], mais le soutien américain pour l’Etat sioniste, plus particulièrement en cette époque bushiste sharoniste, qu’Allah les éloigne de notre chemin.» [6]
Le frère W. Bush: stupide, idiot, fasciste, criminel
Le quotidien d’opposition de tendance nassérienne Al-Arabi publie un article de Gamal Fahmi, de l’Association des journalistes égyptiens, où l’on peut lire: «Jeudi dernier, le ‘frère’ W. Bush a prouvé que, non content d’être idiot, stupide, fasciste et criminel, il est en plus vil. Il a surpris, par son allocution, (…) les [marionnettes] de fabrication américaine qui jouent, sur nos terres, le rôle de dirigeants tyranniques. Le ‘frère’ W. ne s’est pas satisfait de cette situation, jurant en outre d’amener le changement démocratique dans ces régimes!
On raconte qu’au moment où Leurs majestés nos malveillants dirigeants ont entendu ces mots, ils ont été attristés et inquiétés, et que pris de peur, ils ont vu leurs intestins se transformer en eau, faisant déborder les égouts de la nation arabe.»
Dans le même article, Fahmi imagine un dialogue entre Bush et un émissaire des «dirigeants arabes pro-américains», où l’émissaire s’enquiert auprès du président américain de la démocratie. «Ne comprenez-vous pas l’anglais?!» demande Bush à l’émissaire, qui lui répond: «Nous ne comprenons pas la démocratie et la démocratie ne nous comprend pas.» Bush insiste pour que les dirigeants arabes fassent quelque chose, ce à quoi l’émissaire répond que les Etats-Unis occupent l’Irak, détruisent le pays et massacrent son peuple au nom de la démocratie et qu’en conséquence, «nous vous demandons la permission d’en faire autant (…) Donnez-nous en l’ordre, et nous tuerons la moitié de nos peuples.» Bush demande: «Et l’autre moitié, alors?» «Nous les arrêterons pour les mettre en prison», promet l’émissaire, «et alors nous déclarerons la démocratie et libérerons tous les prisonniers.» [7]
Un quotidien de l’Autorité palestinienne: Bush est guidé par une mentalité de colonialiste évangéliste
Dans sa chronique du quotidien de l’Autorité palestinienne Al-Ayyam, Ahmad Majdalani écrit: «Fidèle à l’habitude des colonialistes, le président Bush a entamé son discours missionnaire en [énumérant] les valeurs de la démocratie dans un langage américain totalement boiteux, langage caractérisé par une arrogance colonialiste et un dédain qui étaient la marque du premier Américain yankee, responsable de l’annihilation de la culture du peuple indien, les premiers habitants d’Amérique, imposant à sa place la culture du pouvoir et le cow-boy (…)
Le président Bush et ceux qui lui écrivent ses discours (…) ont une mentalité yankee missionnaire, qui propage les valeurs de la démocratie d’une façon colonialiste. [Cette mentalité] les aveugle quant à la réalité et à l’histoire, car il n’existe pas un unique modèle de démocratie. La démocratie résulte du développement des cultures dans les domaines économique, politique et social, et ne s’impose pas aux peuples avec des missiles de croisière, des tanks et des avions (…)» [8]
Un quotidien gouvernemental syrien évoque les «sangsues américaines»
Nasser Shamali écrit dans le quotidien gouvernemental Techrine: «Les rédacteurs de l’allocution [de Bush appartiennent] au gang sioniste qui a écrit les discours de la guerre en Irak sur les Arabes et les musulmans. C’est ce même gang d’usuriers et de sangsues qui parle de démocratie de style américain en pensant à l’expansion de la dictature dans le monde, et qui appelle à tuer ou dérober qui bon leur semble.» [9]
La ministre syrienne de l’Immigration Buthaina Shaaban a publié une lettre ouverte au président Bush, publiée dans Techrine, où l’on peut lire: «(…) La première chose qui m’a inquiétée dans votre discours est votre affirmation selon laquelle votre adhérence à la démocratie sera mise à l’épreuve au Moyen-Orient. Que vous fassiez allusion à l’Irak ou au conflit israélo-arabe, je dis que vos interventions ont, dans les deux cas, créé un schisme réel entre les Etats-Unis et des millions d’Arabes et de musulmans (…)
La deuxième chose qui m’inquiète, Votre excellence le président, est votre affirmation selon laquelle une liberté accrue conduira à la paix. Comment la population peut-elle goûter à la liberté si elle subit l’occupation? Il est certain que la liberté et la sécurité sont les fruits naturels de la paix, mais l’enfant ne peut naître avant sa mère (…)
Le dernier et principal point, Votre excellence le président, est votre affirmation selon la quelle la démocratie est la voie de l’honneur. L’honneur est le principal facteur d’incompréhension entre les Etats-Unis et le monde arabo-musulman. Si l’honneur est l’essence de la démocratie, pourquoi la démocratie américaine ne prend-elle pas en compte l’honneur des Arabes? (…)» [10]
[1] L’allocution a été donnée à l’occasion du vingtième anniversaire du National Endowment for Democracy, dans la ville de Washington, le 6 novembre 2003. http://www.ned.org/events/anniversary/oct1603-Bush.html, United States Chamber of Commerce, Washington, D.C.
[2] Al-Qods Al-Arabi (Londres), le 12 novembre 2003
[3] Al-Qods Al-Arabi (Londres), le 12 novembre 2003, tel que cité dans Akidati (Egypte), le 11 novembre 2003.
[4] Al-Ahram (Egypte), le 10 novembre 2003.
[5] Al-Gumhouriyya (Egypte), le 12 novembre 2003.
[6] Al-Wafed (Egypte) le 11 novembre 2003.
[7] Al-Arabi (Egypte), le 9 novembre 2003.
[8] Al-Ayyam (Autorité palestinienne), le 12 novembre 2003.
[9] Techrine (Syrie), le 12 novembre 2003.
[10] Techrine (Syrie), le 8 novembre 2003.