Le président syrien Bashar El-Assad a été récemment interviewé par le quotidien Al-Hayat , édité en arabe à Londres. Il aborde le sujet des relations américano-syriennes, de la frontière israélienne avec le Liban, de la situation en Irak et de la possibilité d’un accord avec Israël. Voici quelques extraits de l’interview: [1]
Le bombardement israélien près de Damas
«Il s’agit là d’une tentative israélienne pour se sortir de sa profonde détresse, au moyen d’efforts pour terroriser la Syrie et la traîner, avec toute la région, dans une nouvelle guerre, vu que ce gouvernement est un gouvernement de guerre et que la guerre est sa raison d’être. Il ne fait aucun doute que la Syrie joue, sur les points à l’ordre du jour dans notre région, un rôle douloureux pour le gouvernement israélien. [L’attaque israélienne] représente une tentative manquée pour affaiblir le rôle de la Syrie. [Mais] ce qui est arrivé ne fera que renforcer ce rôle, contrairement aux espoirs de ce gouvernement.»
Dialogue américano-syrien
«Les Etats-Unis sont en désaccord avec certains pays, et nous sommes l’un de ces pays. Si nous résistons à l’occupation en Irak, et que les Etats-Unis appuient l’occupation, cela fait un nouveau contentieux. Le conflit [qui nous oppose aux Etats-Unis] a débuté avec l’affaire irakienne. Au cours de la guerre Iran-Irak, il existait un profond désaccord: tandis que certains pays soutenaient la guerre [les Etats-Unis], nous étions contre (…). Peut-être a-t-il pu sembler à un moment donné [que les Etats-Unis et la Syrie s’entendaient], en raison de la participation syrienne [à la libération du Koweït] mais les objectifs [syriens] étaient différents [de ceux des Etats-Unis]. Notre point de départ était l’Accord pour une défense arabe commune , et je ne pense pas que ce fût là un principe américain. Autrement, ils seraient entrés en guerre pour libérer le Golan ou toute autre terre arabe (…)
Le dialogue [américano-syrien] se poursuit. Je pense qu’il ne doit cesser sous aucun prétexte (…) Sur le terrorisme, par exemple, il n’y a pas de contentieux. Il existe bien des divergences, mais le terrorisme est un sujet de préoccupation [pour nos deux pays], et en cela nous sommes d’accord. Nous ne voulons pas nous opposer aux Etats-Unis ou à un autre pays: nous luttons toujours pour trouver un [terrain d’] entente, et le dialogue est la meilleure façon d’y arriver. Les Américains veulent le dialogue, mais parfois, alors même qu’il existe une volonté commune de dialogue, des différences de mentalité, de principes et de cultures émergent (…)»
L’Europe comprend
«L’Europe comprend mieux la région que les Américains. Notre dialogue avec l’Europe sur la question de l’Irak est de la paix révèle qu’elle est plus proche de nos positions, et que sur certains points il y a consensus. Cette proximité de vues doit être utilisée pour présenter le point de vue correct aux Américains, ce que les Européens savent mieux faire que les pays arabes, [pour qui la chose est rendue difficile] par le fossé culturel. L’Europe est proche de nous; nous avons les mêmes intérêts. Certains pays arabes s’entendent mieux que d’autres avec les Etats-Unis: ils n’y a pas de heurts entre eux et les Etats-Unis, et peut-être les Etats-Unis les écoutent-ils davantage. Ces pays peuvent contribuer au rapprochement des positions de la Syrie et des Etats-Unis, de tout pays arabe et d’autres Etats.»
Le ‘Syria Accountability Act’
«Le ‘Syria Accountability Act’ a deux facettes: un débat entre l’Administration [américaine], qui ne veut pas de cet Acte, et les autres forces au Congrès, accompagnées du ‘lobby’ israélien en dehors du Congrès de l’autre, qui lui donnent leur appui. [La deuxième facette consiste en] un débat au sein de l’Administration même, entre les forces qui accordent leur soutien à l’Acte et celles qui s’y opposent. Voilà sous quel angle nous considérons cet Acte. Il est [de toutes façons] déjà appliqué dans ses grandes lignes. Le siège de la Syrie, l’absence [de ventes de matériel de haute] technologie à la Syrie et les tentatives visant à exercer des pressions sur la Syrie existent [déjà].
La dimension politique est un autre problème. Parallèlement, [rappelons] qu’il n’existe pas de liens commerciaux et économiques entre la Syrie et les Etats-Unis, mis à part les investissements de sociétés pétrolières américaines en Syrie, dont la taille et le nombre sont limités. Ce n’est pas la Syrie mais ces sociétés qui pâtiront. Je ne pense pas que la Syrie puisse être autrement atteinte par cet Acte.
La Syrie n’est pas une superpuissance, mais elle n’est pas non plus un pays faible. Nous avons des cartes: notre pays ne peut pas être ignoré. La vérité est que même si l’Amérique échouait en Extrême Orient ou en Amérique du Sud, elle mettrait [sa défaite sur le dos] de la Syrie et de l’Iran. C’est devenu un axiome (…) L’Irak était l’échappatoire des Américains en Afghanistan; l’attaque contre la Syrie est une échappatoire à la détresse [des Etats-Unis] en Irak. Ils échouent en un endroit et déplacent la bataille ailleurs. Ils ont parfois recours à des mesures militaires, et d’autres fois à des mesures diplomatiques ou à l’information. Telle est la nature des menaces américaines contre la Syrie et l’Iran: il faut comprendre que plus les menaces sont importantes, plus les Américains sont empêtrés [là où ils sont intervenus].»
Exigences américaines vis-à-vis de la Syrie
«Les exigences américaines sont comme toujours vagues, aussi bien quantitativement que qualitativement. Elles entrent parfois en contradiction les unes avec les autres. [Les Américains] exigent notre désarmement en matière d’armes de destruction massive, mais quand nous réclamons un tel désarmement dans [toute] la région, ils résistent. Ils ont de nombreuses exigences, mais ce qui nous intéresse, c’est de savoir si ces exigences correspondent, ou non, aux intérêts syriens.
Je pense que leur principale exigence concerne les organisations palestiniennes. Ils ont demandé à plusieurs reprises et de plusieurs façons à ce que nous expulsions les dirigeants de ces organisations; or ces gens ne sont pas les dirigeants des organisations, les [vrais] dirigeants se trouvant dans les territoires occupés. Nous sommes contre l’expulsion, bien sûr, pour plusieurs raisons: d’abord par principe, ces individus n’ayant pas enfreint la loi syrienne ni porté atteinte aux intérêts de la Syrie, et surtoutparce que ce ne sont pas des terroristes.»
La situation en Irak et à la frontière
«Les déclarations américaines [qui établissent que l’Irak est devenu le principal champ de bataille contre le terrorisme] se contredisent. Les Américains étaient absents d’Afghanistan, et le terrorisme y sévissait; puis ils s’y sont rendus sous prétexte de mener la guerre au terrorisme. Jusqu’à présent, ils n’ont rien combattu et n’ont remporté aucune victoire. Mais ils ont poursuivi avec l’Irak où n’existait aucun terrorisme, et le terrorisme est arrivé jusqu’en Irak avec la présence américaine. Et qu’en est-il des pays où les Etats-Unis sont absents? Selon la logique américaine, le terrorisme devrait y être plus répandu. Leur logique veut que le monde entier soit devenu le lieu de la lutte contre la terreur, et pas [seulement] l’Irak et l’Afghanistan (…) Il y a des terroristes en Amérique et en Europe. L’Amérique et l’Europe sont-elles les principales arènes de terrorisme? Le monde entier est en proie à la terreur, pas seulement l’Irak.
Depuis le début de l’occupation de l’Irak, nous avons appelé au retrait immédiat des troupes américaines, et telle demeurera la position syrienne.
Nous avons récemment rencontré une délégation de tribus [irakiennes] représentant toutes les classes, et nous les avons entendu parler une seule langue. Il n’y a pas de langues ou d’idées conflictuelles [en Irak]; il n’y a pas de terrain à une guerre civile. La poursuite de l’anarchie aura peut-être des conséquences imprévisibles, mais je suis personnellement optimiste et ne crois pas que les Irakiens s’affronteront (…)»
La seule solution: un gouvernement irakien élu
«Ce qu’il faut, c’est un gouvernement élu par le peuple irakien et une constitution établie par le peuple irakien. Il n’existe pas d’autre solution (…) Nous n’avons entendu aucun dirigeant de quelque faction que ce soit prôner le partage. Quant à la forme finale qu’aura l’Irak, c’est un problème irakien, que nous ne sommes pas habilités à résoudre. Nous sommes pour un Irak unifié, et je ne crois pas qu’un seul Irakien souhaite autre chose. Nous n’avons entendu aucune proposition susceptible de nous inquiéter. Cette proposition de fédération et les autres propositions [dont on parle] sont le fait des médias (…)
Il existe toujours de la contrebande et des clandestins à la frontière. Quand les conditions de sécurité sont instables et que prévaut un état de guerre, d’occupation et d’anarchie, comme c’est le cas actuellement en Irak, il est normal que [les infiltrations] se multiplient (…) Telle est la situation entre l’Irak et les pays voisins, entre l’Irak et ses voisins arabes. Il y a une grande anarchie, de la contrebande d’armes, des clandestins dont nous ignorons l’identité. Les Américains affirment évidemment que ces derniers sont des terroristes. Pour eux, tout le monde est terroriste. Peut-être pensent-ils que tous les Arabes sont des terroristes. En Irak, il n’existe actuellement ni Etat ni régime. Avec qui pouvons-nous coopérer ? Qui est responsable de la guerre contre le terrorisme?»
Relations irano-syriennes
«Le terme ‘ingérence’ [en référence au rôle de l’Iran en Irak] signifie une participation non désirée. Si cette participation est désirée, alors il n’y a pas ingérence. Afin de savoir s’il y a ingérence, il fait [donc] interroger les Irakiens. Je ne les ai pas entendu prononcer ce mot, et d’après ce que j’ai entendu de la bouche de responsables iraniens, ils ne veulent apparemment rien de plus que ce que j’ai évoqué en abordant le sujet des relations avec l’Irak (…) Je ne vois que des aspects positifs. Les positions iranienne et syrienne sont identiques: [nous sommes pour] le retrait des forces américaines d’Irak, l’indépendance de l’Irak, une constitution et un gouvernement (…)»
La communauté européenne
«La décision de la communauté européenne [d’inclure la direction politique du Hamas à la liste des organisations terroristes] a beaucoup affaibli son rôle dans le processus de paix. Si vous voulez jouer un rôle dans un domaine donné, il vous faut maîtriser les forces [sur le terrain]. Comme je l’ai clairement dit à un responsable européen: peu importe que vous qualifiiez une force donnée de terroriste ou pas, si elle se trouve sur le terrain, vous êtes obligé d’en tenir compte.
Je pense que l’Europe s’est beaucoup affaiblie, et plus particulièrement en ce qui concerne le problème palestinien, car elle a perdu en crédibilité: les Européens savent qu’Israël perpètre des opérations terroristes; en nous rencontrant, ils ont affirmé que Sharon ne voulait pas la paix et que c’est le gouvernement israélien qui détruisait toutes les initiatives de paix. Comment peuvent-ils à ce point se contredire ? Cela affaiblit la position européenne (…)»
Relations entre la Syrie et l’Autorité palestinienne
«Les contacts entre la Syrie et l’Autorité palestinienne sont limités. La position de la Syrie est d’appuyer la cause [palestinienne] sans intervenir dans les affaires intérieures [palestiniennes]. Nous ne privilégions pas une autorité sur une autre. Nous défendons la cause [palestinienne]: notre point de vue est connu et n’a pas changé. Au début du processus de paix, nous pensions que la coordination était possible et que la voie arabe – c’est-à-dire syrienne, libanaise et palestinienne – pourrait être unifiée, jusqu’à ce que la signature des Accords d’Oslo sépare nos chemins.
Actuellement, rien dans le processus de paix ne laisse présager une convergence, mis à part le problème des réfugiés palestiniens, dont le sort dépend d’un accord libano-syrien avec les Israéliens, ou d’un [accord] israélo-palestinien. C’est le seul élément qui relie nos chemins. Hormis ce point, il n’existe aucun rapport entre nos méthodes et notre direction. Ce qui nous unit est la question des réfugiés. En outre, la Syrie s’intéresse naturellement au peuple palestinien dans les territoires de 48 et de 67, mais nous n’avons pas d’autorité en la matière; c’est le domaine de l’Autorité palestinienne. Nous sommes prêts à tout pour les aider (…) mais il n’existe ni coordination ni contact; nos principes diffèrent et il existe différentes sources d’autorité.
Pour La Syrie, [la conférence de] Madrid représente la base du processus de paix. En ce qui concerne la voie palestinienne, voilà ce qui est arrivé: chaque source d’autorité a conduit à une autre source d’autorité. Chaque petite initiative, dont la dernière en date est la ‘feuille de route’ , est considérée comme une nouvelle source d’autorité qui abroge tout ce qui a précédé, Oslo compris, alors que jusqu’à ce jour, la Syrie adhère à Madrid. Tout de suite après que fut rendue publique la ‘feuille de route’, nous avons dit à tous les responsables de qui nous étions proches que la Syrie et le Liban n’y participaient pas. Qu’est-ce que la ‘feuille de route’? La ‘feuille de route’ contient des phases et des étapes (…) L’une de ces étapes concerne la Syrie et le Liban, chargés d’ébaucher des frontières et [de planifier] le retrait. C’est tout.»
Sur la possibilité d’un accord de paix avec Israël
«Il existe plusieurs facettes à un tel accord: les relations bilatérales, les accords de sécurité et tous les autres détails. C’est au peuple, et non à l’Etat, de déterminer la forme de paix qu’il souhaite. Nous proposons des ‘relations ordinaires’. Nous mettons l’accent sur le terme ‘ordinaire'[qui définit] des relations semblables à [celles qui existent] entre la Syrie et la Grande-Bretagne. Il y avait des points d’entente et de désaccord entre nous (…) Nous avons procédé à un échange d’ambassadeurs, et quand le conflit a éclaté, nous avons rappelé nos ambassadeurs.
Les Israéliens ont conclu des accords [internationaux] qui n’autorisent pas le rappel des ambassadeurs. Ce sont des relations non ordinaires. Il n’est pas logique qu’un pays n’ait pas le droit de décider s’il souhaite resserrer ou desserrer ses liens [avec un autre pays]. Les relations ordinaires dépendent d’intérêts [nationaux] et des développements dans les deux pays. Ils [Israël] veulent imposer des relations serrées entre la Syrie et Israël. C’est le peuple qui décide si les relations sont chaleureuses ou pas, non l’Etat (…)
Nul ne croit que la paix est possible avec ce gouvernement israélien (…) Je pense que c’est là l’opinion internationale, et pas celle de la Syrie exclusivement.»
La situation au Liban
«Ilest naturel que le redéploiement au Liban soit fonction de la capacité du Liban à prendre la place des forces syriennes. Le redéploiement a eu lieu pour l’essentiel en territoire libanais. Le choix du moment, la méthode et l’envergure [du redéploiement] sont des problèmes d’ordre technique, non politique. Ces problèmes se régleront directement entre les armées, sans intervention de responsables politiques. Les décisions politiques sont prises en commun par la Syrie etle Liban (…)
Le Liban n’a pas de frontière avec les Etats-Unis, de sorte que [le redéploiement] ne peut pas correspondre à une exigence américaine. Il est donc le fait d’une exigence israélienne. Le but est-il d’exercer des pressions sur la Syrie? De toutes façons, il n’existe qu’une réponse: c’est là un problème libano-syrien dont nous ne débattrons pas avec d’autres [parties]. Les Libanais et nous-mêmes serons les seuls à décider. Ce n’est aucunement le problème des Américains et des Israéliens, ni aujourd’hui, ni demain (…)
Nous avons dit aux Américains: Quand vous exercerez des pressions sur Israël pour qu’il cesse ses violations, il n’y aura plus de représailles libanaises (…) Ce n’est pas le Hezbollah qui déclenche l’escalade [de la violence]. Le Hezbollah dit: ‘Nous allons réagir’. Celui qui déclenche l’escalade [de la violence] est aussi celui qui peut la freiner, et il faut regarder du côté d’Israël. C’est Israël qui commence et qui doit donc arrêter. Il est normal qu’il y ait des représailles libanaises. La Syrie n’a rien à voir là-dedans (…)
Nous appuyons la ‘résistance’ au Liban. Est-ce que je dois en avoir honte? Nous avons soutenu et continuons la soutenir ‘la résistance’, et la soutiendrons tant qu’Israël ne se sera pas aussi retiré des fermes de Shaba. Nous n’appuyons pas la résistance parce que nous aimons tel groupe ou telle faction, mais parce que c’est là un principe que nous évoquons continuellement. Tant qu’une partie de la terre continuera d’être occupée et que les Libanais voudront libérer ces territoires, nous soutiendrons la ‘résistance’ sans honte.»
[1] Al-Hayat (Londres), le 7 octobre 2003