Le quotidien libanais Al-Nahar [1] a publié une interview d’Ahmed Qoreï (Abou Alaa), président du Conseil législatif palestinien. En voici quelques extraits:
Les sommets d’Aqaba et de Charm El-Cheikh
Question: Jusqu’où l’application de la feuille de route, consécutive au sommet d’Aqaba, peut-elle être qualifiée de réussite, à la lumière de l’implication directe du président américain George Bush?
Qoreï: (…) A mon avis, le sommet de Charm El-Cheikh n’était pas centré uniquement sur le problème palestinien, mais [sur la situation] consécutive à la guerre en Irak. Il se peut que le sommet ait débattu d’arrangements concernant la région, mais malheureusement il n’a rien annoncé qui aille dans le sens de ce qui avait été convenu à Beyrouth par les dirigeants arabes: la terre contre la paix, le retour aux frontières de 1967, la fin du conflit, la question du retour des réfugiés. Puis le sommet d’Aqaba a eu lieu, portant soi-disant sur le problème palestinien, mais s’efforçant en fait d’apaiser nos amis aux Etats-Unis. Pour la première fois, un sommet s’est déroulé en l’absence du président Yasser Arafat ; c’est là un fait que nous ne pouvons [ignorer], un fait inacceptable, même si c’est bien Yasser Arafat qui a nommé les membres de la délégation du sommet. Cela représente un dangereux précédent. Nous avons créé le poste de Premier ministre parce que c’était une nécessité pour les Palestiniens, non pour satisfaire les exigences israéliennes et américaines. Il aurait fallu déclarer que la direction palestinienne, sous la direction d’Arafat, avait décidé de participer aux deux sommets.
Le sommet d’Aqaba doit être considéré du point de vue de ce qui a été dit et de ce qui a été omis. La partie palestinienne a énuméré les engagements exigés d’elle [par les Américains], sans rappeler les principes palestiniens: Jérusalem, les réfugiés, les frontières de 1967, l’eau et les implantations. La déclaration du président Bush, selon laquelle Israël est un Etat juif, a éveillé une vive inquiétude parmi nous. Il n’aurait pas dû tenir de tels propos. Ce sommet contenait des éléments positifs, qui sont: l’accent mis sur le droit du peuple palestinien à un Etat palestinien – mais il reste des points à régler au cours des négociations, sur l’essence et la nature [de cet Etat].
Question: Pourquoi la partie palestinienne n’a-t-elle pas mentionné les principes palestiniens? Et la déclaration du président Bush [sur la judéité de l’Etat d’Israël] reflète-t-elle un changement essentiel [de la position des Palestiniens], c’est-à-dire la renonciation au droit de retour?
Qoreï: Abou Mazen n’a pas mentionné ces principes parce qu’ils sont évidents. Cette omission a suscité une certaine inquiétude, bien que ces principes soient évidents et que personne ne puisse en dévier. Si ce n’était pas le cas, pourquoi Camp David aurait-t-il échoué? Ne pas mentionner [les principes palestiniens] ne signifie pas les nier, même s’il est vrai qu’ils auraient dû être mentionnés.
Pour en revenir aux propos tenus par Bush, que signifie «Etat juif»? Dit-on: «Voici est un Etat juif, voilà un Etat sunnite, voici un Etat chiite, ou alawi, et voilà encore un Etat chrétien?» Ces définitions pourraient plonger la région dans le chaos. Elles nous inquiètent aussi pour le droit de retour, principe palestinien qui ne doit pas être débattu avant les négociations.
La feuille de route
Question: Certaines modifications (…) laissent-elles présager du succès de la feuille de route?
Qoreï: La feuille de route ne représente pas une solution: elle définit un [point] de départ susceptible de se transformer en percée dans un processus de paix [actuellement] en complète stagnation. Elle n’apporte pas de solution au problème des réfugiés, de Jérusalem et de l’eau. Ce qui importe est qu’il s’agit là d’un effort international; c’est là un point hautement significatif. Mais la feuille de route sera-t-elle ou non une réussite? Je dirai en toute honnêteté que le gouvernement Sharon, tel qu’il est constitué aujourd’hui, ne peut répondre aux exigences de la feuille de route, vu qu’il inclut deux éléments qui appellent à l’expulsion des Palestiniens : le dirigeant du parti d’ Union nationale, [Avigdor] Liebermann, et le dirigeant du Parti National Religieux: Effi Eitam. Si le gouvernement israélien venait à s’unir encore une fois avec les forces qui ont tenté de faire la paix, comme le parti travailliste, Meretz ou d’autres partis – je ne peux [toutefois] pas certifier qu’il existe une force [israélienne] complètement prête à faire la paix – la feuille de route pourrait réussir.
Abou Mazen
Question: Après le tumulte qu’a provoqué l’appel d’Abou Mazen à stopper «la militarisation de l’Intifada», comment unifier la position palestinienne et empêcher une guerre civile?
Qoreï: Je ne m’inquiète pas pour l’unité palestinienne. La souffrance nous a appris que si notre sang pouvait être versé par l’ennemi, il ne le serait pas par ceux de notre peuple. Nous pouvons avoir des [opinions] divergentes, c’est le droit légitime [des factions de l’opposition]. Mais ce serait une erreur de pointer une arme palestinienne sur un Palestinien. Je pense que nul, parmi les forces palestiniennes, ne ferait une chose pareille. C’est de dialogue dont nous avons besoin; c’est ce à quoi nous aspirons.
Question: Jusqu’à quel point Abou Mazen peut-il unifier le discours palestinien?
Qoreï: Je pense que c’est ce qu’il essaie de faire. Celui qui peut y parvenir n’est autre que le président Arafat, parce qu’Abou Mazen est le Premier ministre palestinien, non le président palestinien. Abou Mazen a maintenu l’unité du discours politique (…)
Question: Arafat soutient que c’est lui qui a choisi Abou Mazen comme Premier ministre, mais ces derniers jours, en colère, il a dit: «Abou Mazen n’était pas mon choix».
Qoreï: Je ne pense pas qu’Abou Ammar [Yasser Arafat] ait dit cela. Ces deux hommes mènent depuis longtemps un combat commun, depuis plus de quarante ans. Abou Ammar a choisi Abou Mazen pour être signataire d’Oslo à Washington avec lui, puis il l’a choisi une deuxième fois pour être signataire d’Oslo II, puis pour être Secrétaire général du comité exécutif [de l’OLP].
La vérité est qu’il n’y a pas eu de pression pour mettre en avant tel ou tel individu; les pressions [ont été exercées] pour promouvoir ce qui était appelé – sans raison valable – «processus de réforme». Les Israéliens parlent de révolution contre le président Arafat, ce qui est inacceptable; les Américains parlent de le marginaliser, et cela est également inacceptable. Chacun devrait comprendre qu’il n’est pas possible de faire la paix sans qu’Arafat en soit l’acteur principal. C’est aussi ce que le Secrétaire d’Etat américain Colin Powell a récemment laissé entendre, quand il a prévenu qu’Arafat devrait se conduire de façon positive. C’était une manière de reconnaître son rôle. Il a également dit: «Je reconnais qu’il est le président élu et que je ne peux pas le contourner.»
Les attentats suicides
Question: les opérations appelées par certains «opérations martyre» et par d’autres «attentats suicides» vont-elles se poursuivre?
Qoreï: Je suis personnellement favorable à une interruption de telles opérations; je suis pour donner au processus de paix une chance de reprendre son cours. Je pense en effet que l’Intifada actuelle a beaucoup accompli et qu’il faut exploiter cette réussite. C’est la première Intifada qui a donné Oslo, Oslo qui a représenté une importante réussite en ce que nous n’avons rien eu à donner. Mais je ne dis pas qu’il faille mettre fin à l’Intifada actuelle. Elle doit prendre un autre cours, une autre direction. Il existe des moyens nombreux et diversifiés de manifester notre résistance absolue à l’occupation. Tout en affirmant que les opérations martyre doivent cesser, je déclare que les Israéliens sont les [vrais] terroristes, que ce sont eux qui recourent au terrorisme d’Etat.
Les négociations de Stockholm et Camp David
Question: Vous connaissez le président Clinton; tout le monde s’accorde pour penser qu’il s’est véritablement attaché au processus de paix. Mais il a dit qu’Arafat avait fait manquer aux Palestiniens une occasion unique. Est-ce exact?
Qoreï: Il ne fait aucun doute que le président Clinton était résolu à régler le conflit israélo-palestinien, qu’il a déployé des efforts exceptionnels en ce sens, ce dont j’ai été témoin. Mais il n’y avait pas de partenaire israélien sérieux. Avant Camp David, de sérieuses négociations ont eu lieu à Stockholm. J’ai personnellement tenu ces négociations, avec Shlomo Ben-Ami [alors ministre israélien des Affaires étrangères]. Nous n’avons pas eu le succès espéré, mais nous avons beaucoup progressé. Nous nous sommes notamment entendus pour que la frontière orientale de l’Etat palestinien s’étende de Beit Shean au nord, à la Mer morte au sud. Puis nous nous sommes tournés vers l’ouest, et nous sommes presque mis d’accord sur ce que seraient les frontières de ce côté-là. Nous avons convenu que les frontières seraient celles de 1967 avec des ajustements de deux côtés. C’est la première fois que j’évoque ce sujet, parce que je voudrais en venir à Camp David.
Vingt jours avant Camp David, Shlomo Ben Ami est venu me dire: «Nous devons nous rendre au sommet de Camp David.» Je lui ai répondu: «Si le fossé qui nous sépare n’est pas clairement défini – et ce fossé n’est pas grand – Camp David nous conduira à la catastrophe. Il est inconcevable que les dirigeants traitent le sujet de bout en bout au sommet. Mais de se rendre au sommet avec une position clairement définie est possible.»
Nous sommes allés à Camp David sans avoir présenté de position claire aux dirigeants, et c’est ce qui a mené au désastre. J’ai dit cela en public après l’annonciation de l’invitation [américaine] à Camp david. J’ai essayé d’échapper au sommet, mais ai tout de même fini par m’y rendre. Il y a eu des problèmes au sommet. Sur le grand nombre de sujets traités, les Israéliens et les Américains n’ont fait aucune proposition susceptible d’être acceptée par les Palestiniens ; c’est pourquoi le sommet a été un échec. Mais cela ne nous rend pas responsables de l’échec du sommet. Nos droits sont sacrés; nous ne pouvons pas y renoncer. Si Camp David avait consisté en une [simple] série de négociations, je l’aurais qualifié d’excellent. Mais en tant que sommet final, ce fut un échec.
Question: Vous connaissiez le président Clinton. Qu’est-ce qui le différencie du président Bush?
Qoreï: Je ne connais pas le président Bush personnellement, mais après avoir assisté [aux efforts] du président Clinton, j’ai du mal à croire qu’un autre président américain puisse être aussi motivé. Le frère Abou Mazen m’a [toutefois] assuré que le président Bush était également très motivé par la paix. J’espère que c’est vrai (…)
Les réfugiés au Liban
Question: (…) Quelle est votre position sur la question de Liban, pays qui a cultivé la révolution palestinienne pendant un grand nombre d’années? Est-ce une blessure dans le cœur des Palestiniens qui ont vécu sur sa terre? (…)
Qoreï: (…) Mon amour pour le Liban et son peuple coule dans mon cœur, ce Liban qui a embrassé, qui étreint encore nos réfugiés palestiniens attendant de rentrer chez eux.
La tentative d’assassinat d’Al-Rantissi
Question: La tentative d’assassinat d’Al-Rantissi affectera-t-elle le processus de paix?
Qoreï: La tentative d’assassinat d’Al-Rantissi représente une opération criminelle et révèle clairement le rejet par Israël des efforts internationaux déployés pour trouver une juste solution d’ensemble au problème palestinien. Elle a dévoilé les plans d’Israël pour porter atteinte à la feuille de route au moyen de la terreur, des armes et de la force, après avoir échoué avec ses «réserves». Ce fut un coup porté à Charm El-Cheikh et Aqaba. Cette opération terroriste avait aussi pour objectif de frustrer tous les efforts palestiniens visant à instaurer le règne de la loi. ~
[1] Al-Nahar (Liban), le 12 juin 2003